PAR
Michel Gurfinkiel.
Promugué officiellement le 13 avril 1598 à Nantes, au moment où cette ville, l'une des dernières place-fortes du parti ultra-catholique, se soumet au roi Henri IV, l'édit de tolérance de la "Religion prétendue réformée" n'a fait l'objet d'une publication détaillée que quelques mois plus tard, pendant l'été. Il faut attendre février 1599 pour qu'il soit enregistré par le parlement de Paris, la principale cour de justice du royaume, ce qui lui donne valeur exécutoire. Les autres parlements sont plus réticents encore : bon nombre font traîner les choses jusqu'en 1600. L'un d'entre eux, celui de Rouen, parvient même à en différer l'enregistrement jusqu'en 1609.
C'est que cet édit est une sorte de monstre, dans une Europe où la notion de séparation entre l'Etat et la religion n'existe pas encore. Le maximum de "coexistence" que l'on puisse alors concevoir se situe entre souverains de religion différente : un principe que le traité de Westphalie suivra un demi-siècle plus tard en décrétant - Cujus regio, ejus religio - que chaque prince du Saint-Empire peut à la fois choisir sa foi et l'imposer à ses sujets. Mais accepter la coexistence de deux religions au sein d'un même corps politique, voilà qui heurte alors toute logique. En dépit de leur attachement à une "liberté d'examen" en matière biblique, les Etats ralliés au protestantisme ne sont pas en reste, à cet égard, sur ceux qui restent fidèles au catholicisme : de la Genève de Jean Calvin à l'Angleterre de Henry VIII en passant par la Suède des Wasa, ils entendent imposer la religion nouvelle à toute la population, par le fer et le feu, tout comme les Etats restés papistes s'emploient à "extirper l'hérésie".
L'édit de Nantes, qui ne fait que reprendre les édits antérieurs d'Amboise, de Poitiers, de Nérac et de Fleix (1563,1577, 1579 et 1580), contourne le problême en faisant de l'exercice de la religion protestante un privilège, une dérogation concédée à titre exceptionnel à certains sujets ou groupes de sujets, dans l'intérêt de la "paix publique". Le texte déclare clairement que le roi de France est catholique et l'Eglise, en France, ne saurait être que catholique et romaine : "Nous ordonnons que la religion catholique, apostolique et romaine sera remise et rétablie en tous lieux et endroits de notre royaume et pays de notre obéissance où l'exercice d'icelle a été intermis". Mais les protestants sont autorisés par ce même roi, "pour ne laisser aucune occasion de troubles et différends entre nos sujets", à se soustraire en partie à la discipline de cette Eglise.
Le détail des quatres textes qui composent l'édit de Nantes présente de ce fait, aux yeux d'un lecteur moderne, d'étranges "contradictions". Ainsi, les protestants obtiennent une entière liberté de conscience, tant au niveau des ministres que des fidèles : mais ils doivent continuer à payer la dîme à l'Eglise catholique. Et bien qu'ils disposent, dans un Etat encore largement décentralisé, de pouvoirs locaux allant jusqu'à inclure le domaine militaire, la cour, siège et instrument du pouvoir royal, est quant à elle exclusivement catholique : au point que l'excercice du culte protestant est suspendu dans les villes où elle peut être amenée à séjourner.
Il n'est pourtant pas absurde de voir dans l'édit de Nantes l'une des sources de la laïcité moderne. Car si Henri IV s'appuie sur la notion de privilège pour rétablir la paix civile, il la dépasse en donnant aux nouvelles dispositions le caractère d'une "loi générale, claire, nette et absolue". De même, si les garanties sont formulées en premier lieu pour les "gentilshommes" protestants, elles s'appliquent également en faveur de toutes les "autres personnes", tant "régnicoles" - de nationalité française - qu'étrangères. Enfin et surtout, l'édit instaure une égalité complète en ce qui concerne l'accès aux écoles ou aux universités, l'héritage ou l'accès aux charges et dignités. C'est bien l'idée de droits civiques individuels, indépendants de la naissance, de l'appartenance à un "ordre" social, ou du comportement religieux, qui apparaît pour la première fois, deux siècles avant la déclaration de 1789.
La révocation de l'édit de Nantes, en 1685, pouvait apparaître comme un simple retour aux principes classiques du droit public : ce fut ainsi que la plus grande partie de l'opinion, en France, l'entendit sur le moment. Mais elle pouvait également être ressentie comme l'abandon regrettable d'un droit public nouveau dont la partie la plus riche et la plus active de l'Europe commençait à ressentir le besoin : cette seconde interprétation se substitua peu à peu à la première et finit par prévaloir à la fin du XVIIIe siècle.
De façon significative, Voltaire justifie la tolérance religieuse dans son Dictionnaire philosophique, en 1764, en notant qu'elle permet "au gèbre, au banian, au juif, au mahométan, au déicole chinois, au bramin, au chrétien grec, au chrétien romain, au chrétien protestant, au chrétien quaker... de trafiquer ensemble à la bourse d'Amsterdam, de Londres, de Surate ou de Bassora..." En 1787, les dispositions civiles de l'édit de Henri IV sont rétablies par Louis XVI, roi encore absolu mais teinté de "philosophie", à travers un "édit de tolérance".
Il faudra encore une vingtaine d'années aux protestants pour être totalement émancipés. La déclaration des droits de l'homme et du citoyen, en 1789, affirme que "nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses", mais la constitution civile du clergé, en 1790, procède encore comme si l'Eglise catholique et la nation ne faisaient qu'un. La Convention et le Directoire, de 1792 à 1799, persécutent tous les cultes.
C'est à Napoléon, sous le Consulat puis l'Empire, qu'il revient d'installer définitivement la liberté et l'égalité civile et religieuse : non seulement dans les codes et les textes de loi mais aussi en dotant les deux cultes protestants, luthérien et calviniste, d'institutions reconnues et rétribuées par l'Etat.