Michel Gurfinkiel

Michel Gurfinkiel

Michel Gurfinkiel

France/ Raymond Bourgine dans le texte

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Raymond Bourgine fut mon maître en journalisme. Le voici tel qu'en lui-même, vingt ans après sa mort, à travers des notes prises pendant des conférences de rédaction à Valeurs Actuelles.

« Qui sera président en 1988 ? Celui qui ne sera pas premier ministre en 1986. » C’est l’opinion que Raymond Bourgine avance devant la rédaction de Valeurs Actuelles le 16 août 1984. En 1986, Jacques Chirac sera en effet le premier ministre d’une cohabitation droite-gauche avec le président François Mitterrand. Et en 1988, il perdra la présidentielle. Ce type de prophétie, Bourgine en est coutumier. On le voit à travers les articles qu’il a écrit, au fil des années, pour Valeurs Actuelles et Le Spectacle du Monde. Au soir de sa vie, en 1989, il se rend dans une Chine où Deng Xiaoping vient de réprimer dans le sang un mouvement démocratique (« les événements de Tien Anmen »). Alors que presque toute la presse occidentale s’attend à un retour à Mao et au communisme, il annonce, dans un reportage publié par Spectacle, que la marche vers le développement, et donc le capitalisme, va continuer.

 

Mais que dire du Raymond Bourgine qui s’exprimait en privé, devant ses amis, ou ses journalistes ? J’ai eu le privilège, de 1974 à 1990, de faire partie de ce « cercle enchanté ». Je préférais d’une certaine manière les conférences de rédaction, parce que je pouvais y noter, sur le vif, verbatim, l’éblouissante conversation, toute de primesaut et de premier jet, de ce non-conformiste né. Dans un tête à tête, ou lors d’un déjeuner, c’était plus difficile. Les mains tendues en avant, index tendus et parallèles, comme un maître de musique, Bourgine disait ce qu’il pensait sans autre souci que de convaincre, mélangeait anecdotes et analyses, réminiscences littéraires et jugements sur l’actualité, dans une langue merveilleuse, un français pur, dru, rapide. Il citait les deux quotidiens qu’il lisait au réveil, le Wall Street Journal et Libération (celui de Serge July), les émissions de télévision qu’il avait regardées la veille, les politiques (de tout bord) qu’il venait de rencontrer. Bien entendu, les autres membres de la rédaction s’exprimaient eux aussi, et souvent de façon brillante. Mais sans « le Patron », sa liberté de penser, sa curiosité, son humour, auraient-ils été au meilleur d’eux-mêmes ?

 

Qu’on en juge d’après ces quelques notes, publiées pour la première fois.

 

 

Le lundi 27 février 1978

(Un mois avant les élecions législatives, Valéry Giscard d’Estaing étant président de la République et François Mitterrand chef de l’opposition de gauche.)

 

« Il faut dire les choses comme elles sont : Mendès n'a jamais courtisé le pouvoir. Cela rend service : il faut être rare, pour être aimé et désiré. »

« En 1944, il démissionne une première fois, face à De Gaulle, et face à Pleven qui voulait augmenter de 15 % les salaires. ‘Cela ne se peut, dit Mendès au général : quand vous n'avez pas de produits, vous ne créez pas de monnaie’. »

« De Gaulle trancha en faveur de Pleven, mais conçut la plus vive admiration pour M. Mendès-France. Je sais de la meilleure source qu'il lui offrit plusieurs fois, après 1958, le poste de premier ministre, aux conditions qu'il eût plu à Mendès de fixer, et Mendès refusa… »

« L'idée d'un Mendès-France ministre des Finances de François Mitterrand, je la crois très plausible. Celle de Mendès ministre de Giscard d'Estaing, je n'y crois pas. Il n'a pas dit non au général pour se plier à un gringalet. »

« Mais premier ministre de Mitterrand, c'est impossible. Le président de la République n'aurait plus qu'à s'en aller. M. Mendès-France ne discute pas… »

« Je parie que si Mendès va rue de Rivoli, nous aurons la liberté des prix. C'est un économiste orthodoxe, d'une orthodoxie absolue. »

« Pierre Mendès-France a toujours été l'ennemi de René Pleven – qui fut le secrétaire de Jean Monnet en 1923. C’est là un détail que Servan-Schreiber oublie toujours : Mendès n’a jamais été monnetiste. Il n’était pas dans sa nature, dans son instinct, de l’être. »

 

 

 

Le lundi 14 juin 1982

(François Mitterrand est président de la République depuis un an.)

 

« Je suis partisan du remboursement par les entreprises des frais de transport des salariés. »

« Je dis cela d'un point de vue théorique. Dans l'immédiat, on ruinerait toutes les entreprises de Paris, à commencer par les entreprises de presse. Mais il faut que les entreprises choisissent un jour entre rester à Paris, où les salariés n'habitent plus, et aller ailleurs, où ils sont. »

« On ne travaille que contraint . On ne se déplace pour travailler que contraint. Le temps que l'on perd en déplacements avant et après le travail est à déduire du temps disponible pour le travail – en heures supplémentaires , ou autrement… »

« Aux Etats-Unis, sur un budget de 750 milliards de dollars, 33 % vont aux charges sociales. En France, c'est 55 % du budget tel qu'on peut le reconstituer : 1550 milliards de francs. »

« Les Français veulent-ils des salaires directs  ou indirects  ? Disposer de leur argent ou être assistés ? C’est ce qu’on appelle un choix de société. »

« Blocage des revenus : ce n'est pas une mauvaise chose. Le gouvernement Barre n'avait pas osé le faire. »

« Le blocage des prix est mauvais dans la mesure où il ne permet pas les ajustements. »

« La dévaluation enlève aux Allemands un avantage de 10 % sur les produits français. On ne se rend pas compte de ce que signifie un tel avantage : c'est 200 % de la marge bénéficiaire . Une bonne marge est de 5 %. Une marge déficitaire de 5 % mène à la banqueroute. »

« On ne peut pas supprimer entièrement l'inflation en France : les entreprises ne seraient plus en état de payer leurs taux d'intérêts. »

« Le gouvernement est le dos au mur et doit envisager la réduction du coût global de la Sécurité sociale. »

« Nous en sommes au moment que Raymond Barre a attendu pendant tout son quinquennat  : celui où la classe ouvrière accepte de remettre en cause des acquêts sociaux. Faire entrer quatre ministres communistes au gouvernement, c’était le premier pas vers la prise en considération de cette échéance. »

« Si l'on maintient les acquêts tout en augmentant le salaire direct, on accroît les difficultés des entreprises et l'on aggrave le chômage. »

« Ou l'austérité, ou trois millions de chômeurs. »

« L'austérité ? Non, la vérité . Le gouvernement est devant sa vérité économique. »

 

 

 

 

 

Le vendredi 16 août 1984

(Reagan mène campagne pour son deuxième mandat.)

 

« Tous les Français qui se soucient d'économie savent ce que Barre pense, puisqu'ils ont lu son Manuel , best-seller universitaire des années soixante et soixante-dix. Mais retient-on ce que l'on lit ? Le Manuel  est keynésien. Les barristes, en 1984, sont pourtant persuadés que leur grand homme est le Reagan français. »

« Thibaudet disait : ‘ En politique, on ne détruit que ce que l'on remplace.’ La droite, aujourd'hui, ne dit pas comment elle va remplacer ce qu'elle détruit. Depuis le peak  des européennes et de la manifestation pour l'école libre, elle redescend. ‘Elle a mangé son pain blanc’, dit Léotard. Elle ne sait même pas s'unir sur la tactique. On l'entend penser tout haut : ‘Qui sera président en 1988 ? Celui qui ne sera pas premier ministre en 1986’. »

« Maurras, le mauvais ange de la droite française. Il y a, si on regarde de près, quelque chose de marxiste dans L'Enquête sur la Monarchie… Mais si, je vous assure. La référence de la vraie droite, c'est Barrès. D’ailleurs De Gaulle est d’accord avec moi. Il disait que Maurras était contre la France de son temps, donc contre la France tout court. »

« La Chine de Pékin est pressée de s'entendre avec celle de Taiwan. Le Kuo Min-Tang, c'est-à-dire l'appareil d'Etat et l'armée (2 millions d'habitants sur 17) est certes un ennemi politique ; mais il est chinois. Tandis que les Taiwanais (le reste de la population) peuvent aller jusqu'à la sécession. »

 

 

Le jeudi 5 septembre 1985

(Mitterrand a opéré son « recentrage », Laurent Fabius est premier ministre.)

 

« Les ministres socialistes veulent tous monter vers la lumière, c’est-à-dire la présidence de la République. Ils sont nombreux. Fabius. Jospin. Chevènement. Rocard. »

« Mitterrand veut rétablir le scrutin de liste, pour assurer la survie du PS. Le Front national bénéficierait de cette mesure. La France y perdrait. Quand il est élu dans l’arrondissement, au scrutin uninominal, le député est contraint de connaître les gens, donc les problèmes. Tandis que le scrutin de liste rétablit le régime des partis : c’est-à-dire l’Ena partout. »

« Le jour où l’on rétablit la liberté de licencier, on ne compte pas 200 000 demandeurs d’emploi de plus, mais 200 000 de moins. Juppé dit que l’on ne touchera pas à la loi actuelle. Je demande : quelle différence avec le socialisme ? »

«  L’un dans l’autre, mieux vaut peut-être des socialistes qui appliquent les lois dans un sens capitaliste, que des capitalistes qui n’osent pas être eux-mêmes. Avant 1981, les autorisations de licenciement, c’était très lent. Aujourd’hui, c’est automatique. Notre inspecteur du travail est une jeune fille de vingt-six ans, et ses assistantes des Africaines à tresses. Ce monde nous adresse des circulaires d’un ton tranchant, mais nous laisse agir. Si je n’avais pu licencier à ma guise cette année, c’est moi-même que j’aurais licencié l’année prochaine, et vous avec. »

« Les sujets anglais ne manquent pas, en ce moment. Il faudrait faire un portrait de Lord Carrington, l’homme de l’URSS et du tiers-monde infiltré à la tête des conservateurs, la taupe suprême. »

« Ensuite, raconter expliquer que Mme Thatcher se trompe en jouant la livre forte. Elle tombera là dessus, un jour ou l’autre, en dépit de ses immenses mérites ».

 « Enfin, décrire ce qu’était, avant elle, le pouvoir des syndicats, et comment ils sont tombés, à cause d’elle ou grâce à elle, dans un déclin inexorable. »

 

 

 

Lundi 3 février 1986

(La gauche perdra les législatives six semaines plus tard. Pour assurer la survie des socialistes, Mitterrand a institué la proportionnelle. Cette mesure favorise également le Front national.)

 

« Le Messerschmidt 109 – le premier chasseur à réaction – aurait pu changer le cours de la seconde guerre mondiale : ses performances ont été remarquables. Mais il n’est sorti qu’en 1943. Et en trop petit nombre. Pourquoi les Allemands ont-ils attendu si longtemps ? Goering répétait à Hitler : Offensive, offensive !   Ce qui, en langage de maréchal de l’air, signifiait : Bombardiers, bombardiers ! »

« En 1980, j’ai conseillé à Chirac de nommer Toubon à Marseille. Il est du Midi, il en a la faconde. En partant à cette date, il aurait réussi. »

« Sous la IIIe République, c’est un protestant, au Quai, qui désignait les évêques. Dauphin-Meunier me l’a raconté. »

« Rome présentait trois noms. La République nommait toujours le plus bête. »

« Depuis 1945, la règle est de nommer le plus à gauche. »

« Georges Taylor, directeur de Citroën, me disait : ‘Giscard d’Estaing nous a encouragés (l’industrie automobile) à faire venir les Marocains pour stabiliser les salaires (à la baisse), donc freiner (croyait-il) l’inflation.’  Le patronat – un certain patronat, serf du gouvernement et donc de l’Ena, a joué l’immigration contre le peuple. Les générations futures ne pardonneront jamais cette faute. Le Japon a fait exactement l’inverse : pas d’immigration, de bons salaires, et là où les ouvriers ne sont pas assez nombreuses, l’automatisation. Il est devenu la deuxième puissance économique de ce monde. »

« C’est un livre passionnant que le dernier Sauvy, De la rumeur à l’histoire. Cela grouille de notions. Sauvy explique par exemple qu’en Amérique du Nord, au début du XVIIIe siècle, nous voulions encercler  les Anglais en établissant une ligne de forts le long du Méchacébé… On le voit, la ligne Maginot est décidément une idée française. Il y avait à l’époque, dans cette partie du monde, 1 million d’Anglais contre 30 000 Français. Autrement dit, l’histoire était écrite. »

« L’URSS assise sur un pétrole inutile . La chute des prix à l’exportation ne lui permet plus d’acheter la technologie occidentale sans laquelle elle ne peut poursuivre ses recherches pétrolières… »

« Sans parler de l’embargo américain sur les transferts de technologie, qui, dans l’ensemble, est et sera effectif. Car en Amérique, l’intérêt national, une fois concerté  par le président et le Congrès, prime toujours l’intérêt commercial. Les Etats-Unis sont un pays capitaliste où les capitalistes ne sont pas les maîtres du gouvernement. »

 

 

Le dimanche 24 avril 1988

(Premier tour de l’élection présidentielle : Mitterrand obtient 34 % des voix, devant Chirac 20 %, Barre 16,5 % et Le Pen 14 %.)

 

« La presse, qu'elle soit de droite ou de gauche, n'empêche pas les mouvements politiques de fond de se produire. Sachons décrire ce qui se passe, sans trop mentir : nous aurons servi notre public. »

 

© Michel Gurfinkiel, 2010

 

 

 

 

 

 

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