Michel Gurfinkiel

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Europe/ Changement de paradigme






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Le paradigme d’après 1945 – la démocratie est la garantie des droits de l’homme et réciproquement – prend eau des deux côtés. Deux cas révélateurs : l’entrée éventuelle de la Turquie dans l’Union européenne ; l’affaire des minarets en Suisse.











Rien n’est plus révélateur qu’un débat au sein d’une même famille. J’ai assisté récemment à une rencontre d’intellectuels américains et européens. A priori, rien n’aurait du séparer les participants. Les premiers se réclamaient en effet du néoconservatisme, les seconds de l’atlantisme. Les uns et les autres croyaient à la liberté, aux droits de l’homme, et à la nécessité de les défendre. Les uns et les autres avaient soutenu, depuis 2001, les opérations militaires en Irak et en Afghanistan ; et encouru, de ce fait, le rejet d’une partie de leurs opinions publiques respectives.

 

Pourtant, quelques divergences sont apparues au cours des discussions. Notamment sur la Turquie. Les néoconservateurs américains, dans l’ensemble, pensaient que la meilleure façon de protéger ce pays contre l’islamisme était de l’intégrer à l’Union européenne. Les atlantistes européens, dans l’ensemble, estimaient que c’était trop tard, que la Turquie était déjà gouvernée par un parti acquis à l’islam militant, et que l’Europe devait désormais assurer sa propre survie en refusant définitivement une telle adhésion. Un intervenant français devait même dire : « Pour nous, le problème n’est plus l’entrée éventuelle de la Turquie au sein de l’Union européenne, mais le danger que peut représenter, à terme, son maintien au sein de l’Otan ».

 

Mais au-delà d’une différence d’idées ou d’analyse, il y avait surtout une différence de ton. Les Américains invoquaient des principes, des certitudes, une philosophie de l’histoire. Les Européens s’en tenaient aux faits, à la situation sur le terrain, à une réalité qu’aucune théorie ne décrivait encore, mais qui n’en était pas moins pressante. Les Américains tentaient de ramener le cas turc au paradigme de la guerre froide et de son heureux dénouement. Les Européens se comportaient comme si ce paradigme était dépassé, et qu’il fallait, de toute urgence, en trouver un autre.

 

L’affaire des minarets suisses met en évidence des décalages analogues. Cette fois, le débat se déroule entre Européens seulement. Mais il s’étend à tous les pays de l’Union et à toutes les écoles de pensée.

 

Pour les élites, le référendum d’initiative populaire par lequel les citoyens suisses ont interdit la construction de monuments propres à une religion spécifique – les minarets –constitue un affront aux droits de l’homme et plus particulièrement à la liberté religieuse. Mais comment récuser une telle consultation, quand près de 60 % des votants approuvent cette mesure, et quand, d’après de multiples sondages, la même majorité semble prête à l’approuver dans les autres pays du continent, si des référendums analogues y sont organisés ? Ou plutôt, comment concilier le principe de la souveraineté populaire (« le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple ») avec une telle récusation ?

 

Israël et les amis d’Israël sont particulièrement désemparés devant le débat sur la Turquie. Ils ont soutenu depuis des décennies, avec une conviction croissante, une adhésion de ce pays à l’Europe. Ils se sont réjouis du développement d’une coopération économique, technologique et militaire bilatérale entre Jérusalem et Ankara. Il leur est difficile de croire que la Turquie n’éprouve plus, sous le gouvernement Erdogan, la moindre reconnaissance à leur égard, et s’apprête à démanteler des liens avec l’Etat hébreu qui lui étaient pourtant hautement bénéfiques. Yossi Lévy, le porte parole du ministère israélien des Affaires étrangères, avouait jeudi dernier, avec une amertume évidente : « Nous ne pouvons pas ne pas considérer les déclarations hostiles répétées du premier ministre turc à l’égard d’Israël comme le signe d’une décision stratégique ».

 

Les Juifs sont particulièrement désemparés devant le débat sur les minarets. La première réaction de leurs dirigeants – rabbins ou laïcs – a été de condamner sans réserve, eux aussi, le référendum suisse et ses résultats. Personne ne peut en effet être plus attaché en Europe au paradigme d’après 1945 que les rescapés d’une Shoah perpétrée en Europe, et au nom d’une certaine Europe. Mais d’un autre côté, les fondamentalistes musulmans que les électeurs suisses ont voulu sanctionner, professent, en toute bonne conscience, et avec l’acharnement que l’on sait, une haine du judaïsme et d’Israël qui menace le même paradigme.

 

Entre la  Turquie et l’affaire des minarets, il y a un lien direct. En 1998, Erdogan a expliqué, dans un poème célèbre, comment il concevait lui-même les minarets (que la stricte loi religieuse musulmane n’a jamais tenus pour obligatoires) : « Les mosquées sont nos casernes. Leurs coupoles sont nos casques. Leurs minarets sont nos épées. Et les fidèles qui y prient sont nos soldats. » Cette citation était l’argument central du référendum suisse. Elle mérite quelque réflexion vraie, au-delà des idées toutes faites, au-delà de paradigmes passés et à venir.

 

© Michel Gurfinkiel, 2009

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