Le dollar baisse. Parce que le prestige géopolitique de l’Amérique s’effrite.
2008 avait été l’année de la crise financière. 2009 sera-t-elle celle de la crise économique ? Ce scénario – terrifiant – hante les gouvernements et les milieux d’affaires. Dans une crise financière, l’argent se raréfie. Dans une crise économique, il se liquéfie. Dans le premier cas, l’activité ralentit. Dans le second, elle cesse.
En question : le dollar. La monnaie américaine, clé de voûte de l’économie mondiale depuis 1945, ne cesse de baisser, face à toutes les autres devises. En février, il fallait avancer 1,25 dollar pour obtenir un euro. Aujourd’hui, il en faut 1,4. Soit 10 % de plus.
Plus le dollar baisse à court terme, moins les opérateurs économiques lui font confiance à long terme. Les quatre puissances économiques dites « émergentes » du groupe BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) utilisent le dollar comme devise de référence et de refuge, notamment en achetant des Bons du Trésor américain. Mais la semaine dernière, elles ont envisagé pour la première fois de créer ensemble une nouvelle devise de référence, ou encore, plus simplement, de passer à l’euro.
Le secrétaire américain au Trésor, Timothy Geithner, a mis en garde la Chine, qui est à la fois le pays le plus dynamique du BRIC et le premier acheteur mondial de Bons du Trésor américain, contre de telles initiatives. Les dirigeants de Pékin ont répondu qu’ils ne se détournaient du dollar que parce que celui-ci, en baissant constamment, ne remplissait plus sa mission.
Pourquoi le dollar baisse-t-il ? Il y a d’abord les causes immédiates. L’administration George W. Bush a réagi à la crise financière de l’automne dernier en nationalisant les principales institutions financières en faillite. L’administration Barack H. Obama a poursuivi sur cette lancée en nationalisant des entreprises industrielles (General Motors est le cas le plus spectaculaire). Elle prétend, de surcroît, se lancer à la fois dans une politique de grands travaux d’infrastructure et dans des réformes en faveur des plus démunis (notamment la mise en place d’une couverture médicale généralisée). Enfin, elle se refuse à augmenter les impôts, afin de stimuler la consommation.
Cela ressemble, de loin, au New Deal de Franklin Roosevelt, qui avait permis de sortir de la crise de 1929. Mais nous sommes en 2009, quelque quatre-vingts ans plus tard. Le New Deal a fonctionné dans une économie continentale américaine, relativement isolée du reste de l’économie mondiale : rien ne prouve qu’il soit adapté à une économie globalisée. Il été mis en place dans un environnement industriel classique, dominé par le secteur secondaire : quel sens a-t-il dans un environnement postindustriel, dominé par le tertiaire ? Les opérateurs économiques, tant américains qu’étrangers, notent surtout que l’administration couvre ses dépenses en recourant à l’emprunt et aux Bons du Trésor, c’est à dire en créant une monnaie virtuelle de plus en plus abondante. Ce qui peut conduire à une très forte inflation ou – si les Bons du Trésor ne trouvent plus preneurs – à une banqueroute d’Etat. Dans un tel contexte, le dollar ne rassure pas. Et l’on se tourne vers n’importe quelle autre devise, même relativement précaire : ne serait-ce que pour diversifier les risques.
Mais le dollar baisse également pour des causes plus profondes. L’or n’existe pas sans le fer, ni le fer sans l’or : pas de puissance économique sans puissance politique (et donc militaire), ni de puissance politique sans puissance économique. Le dollar a inspiré confiance et a donc tenu son rang ou monté dans la mesure exacte où l’Amérique est apparue comme la première nation du monde en termes militaires et stratégiques : de 1945 aux années 1960, puis des années 1980 au début des années 2000. Il a cessé d’inspirer confiance et a donc baissé quand l’Amérique a décliné : pendant la guerre du Vietnam, de 1965 à 1975, et pendant la plus grande partie de la guerre d’Irak, entre 2004 et 2007.
Regardons de près la seconde phase de déclin : la guerre d’Irak. Avant les opérations terroristes du 11 septembre 2001, l’euro valait de 0,8 à 0,9 dollars. En lançant, après ces opérations, une contre-attaque de grande envergure (la « guerre contre le terrorisme ») et en renversant le régime taliban en Afghanistan, l’Amérique de Bush maintient son crédit politique et militaire, et donc son crédit financier : la parité euro-dollar reste la même pendant le quatrième trimestre 2001 et tout au long de l’année 2002.
En 2003, la guerre d’Irak commence dans un climat de crise entre Occidentaux : le dollar baisse donc légèrement, avec une parité d’un euro pour un dollar, puis d’un euro pour 1,1 dollar. L’année suivante, la situation se dégrade en Irak : si les Etats-Unis et leurs alliés ont remporté une victoire éclair contre le régime de Saddam Hussein sur le plan conventionnel, ils ne parviennent pas à juguler une double ou triple guérilla urbaine. L’euro se négocie à 1,3 dollar.
De 2005 au premier semestre 2008, la double chute, en termes d’image géopolitique et de parité monétaire, se poursuit. Elle atteint son point maximum en juin 2008, avec un taux d’un euro pour près de 1,6 dollar. Mais pendant l’été 2008, c’est l’embellie : l’opinion internationale a fini par prendre conscience du « Surge », la reprise en main militaire de Irak conçue et exécutée, dès 2007, par le général David Petraeus ; et l’hypothèse d’une victoire aux présidentielles de John McCain, républicain non conformiste mais pugnace, qui entend poursuivre la politique extérieure de Bush jusqu’à une victoire totale, prend corps. Le dollar remonte donc et l’euro retombe à 1,4.
Paradoxalement, la crise financière, fin septembre, continue à stimuler le dollar : c’est l’effet mécanique des nombreux plans de sauvetage improvisés par les autorités gouvernementales et les banques centrales, tant aux Etats-Unis que dans le reste du monde.
Non moins paradoxalement, l’élection du démocrate d’extrême-gauche Barack Obama, début novembre, conforte elle aussi la monnaie américaine. L’opinion, aux Etats-Unis et à l’étranger, se refuse à prendre en considération le programme utopiste et tiers-mondiste du président élu. Elle préfère interpréter l’arrivée à la Maison Blanche d’un quadragénaire de couleur comme un signe de vitalité nationale. Fin 2008, l’euro est descendu à la valeur plancher de 1,25 dollar, qu’il gardera – en dépit d’une brève fébrilité en janvier, en raison de la guerre de Gaza – jusqu’en février.
Mais la réalité reprend ses droits. Fin mars 2009, cinq semaines après la mise en place de la nouvelle administration, la monnaie européenne remonte à 1,35 dollars. Elle atteint 1,4 dollars en mai, puis 1,43 début juin. En dépit de quelques mouvements en dents de scie, l’évolution devrait se poursuivre.
Le président américain actuel suscite toujours l’enthousiasme et l’adulation de ceux qui, dans le vaste monde, aiment s’enthousiasmer et aduler. Mais il n’a pas réussi à convaincre les autres. Au moment où l’Iran se révolte contre la tyrannie des mollahs, il fait un éloge immodéré, pour ne pas dire incontinent, de l’islam à Al-Ahzar, l’université coranique du Caire. Quand la Corée du Nord procède à de nouvelles expérimentations nucléaires, il reste passif. Quand la Russie se réarme, soutient l’Iran et menace l’Union européenne, il évoque un désarmement nucléaire mondial.
Cela rappelle Jimmy Carter, sous qui l’Amérique atteignit son nadir géopolitique. Et le dollar son taux le plus bas du XXe siècle. Mais aussi Mikhaïl Gorbatchev, sous qui l’URSS – c’est à dire un Empire russe vieux de trois siècles – se désintégra.
© Michel Gurfinkiel & Hamodia, 2009