Face à l’Otan, l’Organisation de Shanghaï : une alliance centrée sur la Chine et la Russie, mais qui pourrait bientôt inclure l’Inde et l’Iran. Pour les Occidentaux, un défi majeur, à l’aube de 2006.Une géopolitique peut en cacher une autre. Depuis 2001, les Etats-Unis ont fait de la " guerre contre le terrorisme " leur priorité, notamment au Proche et au Moyen-Orient. Non sans succès. Mais d’autres conflits, d’autres tensions, sont en train de prendre forme.Voici un peu plus de deux mois, les six pays membres de l’Organisation pour la Coopération de Shanghaï (OCS) – la Chine, la Russie et quatre Etats d’Asie centrale, Kazakhstan, Kyrghyzistan, Ouzbékistan et Tadjikistan – ont décidé de renforcer leurs liens. Fred Weir note dans le Christian Science Monitor que cela revient à créer une " confédération militaire eurasiatique, rivale de l’Otan ". Le propos n’est pas excessif.
La Chine, devenue la " manufacture du monde ", connaît depuis plus de vingt ans un taux de croissance de 9 % par an en moyenne. La Russie, grâce à d’énormes ressources naturelles (à commencer par le pétrole et le gaz naturel), atteint actuellement 6,5 % de croissance. Les deux pays sont des membres permanents du Conseil de sécurité de l’Onu. Ils sont l’un et l’autre des puissances nucléaires " historiques ", que le traité de non-prolifération (TNP) autorise à conserver leurs armes. La Chine est l’Etat le plus peuplé de la planète (1,3 milliard d’habitants), la Russie le plus vaste (17 millions de kilomètres carrés). Un tel binôme constitue en effet un pôle de puissance crédible. Et il correspond au " Cœur du Monde " prophétisé par les géopoliticiens du début du XXe siècle, Harold Mackinder et Nicholas Spykman, adversaire inéluctable des puissances maritimes anglo-saxonnes…
Mais ce n’est pas tout. A la dernière réunion de l’OCS, trois autres pays étaient présents à titre d’observateurs : l’Inde, représentée par son ministre des Affaires étrangères Natwar Singh, le Pakistan, par son premier ministre Shaukat Aziz, et l’Iran, par son vice-président Parviz Davoudi. Deux de ces trois Etats, l’Inde et le Pakistan, sont des puissances nucléaires. Le troisième, l’Iran, aspire à en devenir une prochainement. Un de ces Etats, l’Inde, dispose d’une population comparable à celle de la Chine (1 milliard d’habitants) et connaît une croissance presque aussi rapide (plus de 6 %), fondée sur une maîtrise grandissante des technologies informatiques. Si ces observateurs rejoignent l’Organisation – et ils semblent décidés à le faire -, l’Occident euro-américain sera confronté à un concurrent de première grandeur.
Les puissances eurasiatiques présentent le plus souvent l’OCS comme une " réponse aux menaces terroristes révélées par les attentats du 11 septembre 2001 ". En fait, l’Organisation a été fondée le 26 avril 2001, soit quatre mois avant l’événement. A l’initiative d’une Chine qui y cherchait un contrepoids à d’éventuelles menaces américaines. Certes, l’OCS utilise le 11 septembre, et la mobilisation antiterroriste qui s’ensuit, pour légitimer son action : tant et si bien que Washington n’accorde que peu d’attention, sur le moment, à la nouvelle alliance. " Une grave erreur ", commente aujourd’hui Ariel Cohen, un directeur de recherche à la Heritage Foundation.
Pendant la première phase de la " guerre contre le terrorisme ", la bataille d’Afghanistan, l’OCS coopère avec les Etats-Unis et l’Otan. Le président russe Vladimir Poutine a été le premier chef d’Etat étranger à exprimer ses condoléances au président américain George W. Bush après le 11 septembre : joignant le geste à la parole, il permet à l’aviation américaine de survoler le territoire russe et au besoin d’y faire escale. Les Etats d’Asie centrale accueillent une présence militaire américaine permanente. La Chine partage avec l’Amérique des informations sur les réseaux islamistes en Asie du Sud-Est.
Mais à partir de la deuxième phase, la bataille d’Irak, l’OCS reprend ses distances. Plusieurs facteurs ont joué.
1. En 2001, les Etats-Unis apparaissent comme une superpuissance absolue, avec laquelle il vaut mieux s’entendre. Deux ans plus tard, Washington a perdu son aura. Les deux principaux pays de l’Union européenne, l’Allemagne et la France, ont refusé de participer à la guerre d’Irak. Des membres importants de l’Otan, comme la Turquie, ont fait de même. Si les Américains ont pu renverser le régime de Saddam Hussein en quelques jours, ils n’ont pas parvenu à " pacifier " le pays. Le Pentagone reconnaît que cette guerre est coûteuse en argent, en matériel, en personnels. Il semble impossible de mener simultanément " deux conflits et demi " de ce type, contrairement à la doctrine officielle de la défense nationale américaine. Washington ne pourrait donc pas se projeter sur d’autres théâtres d’opération, en particulier en Asie.
2. L’un des buts avoués de la " guerre contre le terrorisme " est d’assurer la sécurité des approvisionnements énergétiques du monde industriel, tant au Moyen-Orient qu’en Asie centrale. Les pays eurasiatiques, dont les besoins en énergie croissent très vite, ne voient pas pourquoi ils devraient dépendre de Washington sur ce point. En fait, ils soupçonnent les Américains de freiner leur développement en organisant une sorte d’OPA stratégique mondiale sur les hydrocarbures.
3. La doctrine Bush combine la " guerre contre le terrorisme " avec le renforcement de la démocratie et des droits de l’homme. Les pays de l’OCS actuelle sont des pays " post-communistes " – que le régime soit toujours nominalement communiste, comme c’est le cas en Chine, ou nominalement démocratique, comme en Russie – et ne voient pas l’intérêt. Au contraire, ils ont tendance à interpréter cette " croisade de la liberté " comme une manœuvre géopolitique dirigée contre leurs propres intérêts. La Chine croit que le véritable objectif de Washington, sous couvert de démocratie, est de la balkaniser : en favorisant l’indépendance de Taiwan, du Tibet, d’un Xinjiang ouighour, et en " fédéralisant " le reste du teritoire. La Russie constate que Washington a fait entrer dans l’Otan, contre sa volonté, l’ex-Europe de l’Est puis les ex-républiques baltes, et qu’elle s’attaque désormais au centre même de son ancien empire, en soutenant les révolutions démocratiques de Géorgie (2003), d’Ukraine (2004) et du Kirghizistan (2005). Les Etats d’Asie centrale s’interrogent sur la révolution kirghize, mais aussi sur une tentative de révolution en Ouzbékistan (2005).
4. A partir de 2003, les pays eurasiatiques cessent de croire à l’avenir des Etats-Unis, pays surendetté dont la monnaie fléchit, et de l’Europe, économie étranglée par une protection sociale excessive et une monnaie ultra-déflationniste. Ils retrouvent la confiance en eux-mêmes qu’ils avaient avant le crash de 1997 : le XXIe siècle, à leurs yeux, ne sera pas tant " pacifique ", ce qui suppose une participation américaine importante, qu’ " altaïque ", c’est-à-dire centré sur l’Asie centrale, " mère des peuples ". Les événements politiques des deux dernières années en Occident – rage anti-Bush aux Etats-Unis, rejet de la constitution confédérale en Europe – ne font que renforcer ces convictions profondes.
Jusqu’où peut aller la coopération au sein de l’OCS ? Le binôme sino-russe n’a cessé de se renforcer. En août 2005, lor des manœuvres conjointes dans l’Extrême-Orient russe, les armées des deux pays ont mis en scène une intervention dans un secteur " en proie à une déstabilisation téléguidée de l’extérieur ".
Les pays d’Asie centrale restent prudents : si l’Ouzbékistan a exigé la fermeture de la base américaine de Karshi-Khanabad, le Kirghizistan maintient celle de Manas, et le Kazakhstan continue à accueillir une important mission militaire sur son territoire. En Inde, le revirement pro-OCS coïncide avec le retour au pouvoir de la gauche (le parti du Congrès), traditionnellement prorusse, en 2004 : mais le rapprochement avec l’Amérique initié auparavant par la droite (le BJP nationaliste hindou) n’a pas été dénoncé en tant que tel. Le Pakistan, qui cumule une alliance américaine et une alliance chinoise, a imité l’Inde pour éviter un éventuel isolement. Quant à l’Iran, c’est à la fois un allié traditionnel de la Chine et un partenaire économique et technologie de la Russie post-communiste, jusque dans le domaine nucléaire.
" A terme ", note un expert du Nixon Center, " rien ne garantit que les six membres actuels de l’alliance et les trois membres potentiels aillent jusqu’au bout de leur projet. Mais ce sera le cas de la plus grande partie d’entre eux ". Ce réalignement ne manquera pas d’en provoquer d’autres, selon la logique éternelle de l’équilibre des puissances. Si le Japon de Junichiro Koizumi (brillamment réélu en septembre 2005) se pose en contrepoids asiatique de la Chine et de la Russie, et donc en allié des Etats-Unis, les pays islamiques sont tentés pour leur part de se rapprocher de ce qui leur apparaît comme " le bloc néo-communiste ". La tentation est particulièrement forte en Turquie : Ahmet Davutoglu, le plus proche conseiller du premier ministre islamiste Recep Tayip Erdogan, en a fait la ligne directrice de son livre Profondeur stratégique.
Et l’Europe ? L’anti-américanisme strident de 2003 n’est plus de mise au niveau gouvernemental, ni en Allemagne, ni en France. La menace industrielle et commerciale asiatique est désormais prise au sérieux. Mais on ne tire pas nécessairement toutes les conséquences du nouveau rapport de forces planétaires. Le cas Gazprom est assez éloquent à cet égard. Derrière les " contrats du siècle " signés par Gerhard Schröder et d’autres hommes politiques, dans des conditions assez obscures, c’est un projet de l’époque soviétique qui est en cours de réalisation : l’inféodation de l’industrie européenn au gaz naturel sibérien, pour des décennies…