Les Nehru-Gandhi règnent sur l'Inde depuis plus d’un demi-siècle. Monarques presque absolus jusqu’à la fin des années 1970. Princes républicains par la suite. Mais aujourd'hui, une rivalité sourde oppose deux héritiers : Rahul, 36 ans, et sa soeur Priyanka, 35 ans.Rahul Gandhi sera-t-il en 2009 le quatrième " empereur " de la dynastie Nehru-Gandhi, après son arrière grand-père Jawaharlal Nehru, sa grand-mère Indira Gandhi et son père Rajiv ? A New-Delhi, le scénario va de soi. Le chef actuel du gouvernement, Manmohan Singh est sans doute un homme de premier plan : ce réfugié sikh, venu en 1947 de ce qui allait devenir le Pakistan, formé à Oxford et à Cambridge, a piloté dans les années 1990 les réformes libérales qui font aujourd’hui de l’Inde la nouvelle " puissance économique émergente ", avec 6 à 8 % de croissance par an. Mais il est âgé de soixante-quatorze ans. Et surtout, il semble être en place par " délégation "….
En 2004, c’est en effet Sonia Gandhi, bru d’Indira, veuve de Rajiv et mère de Rahul, qui a rendu le pouvoir au vieux parti socialisant du Congrès, après huit ans de gouvernement conservateur. Elle s’est alors refusée à exercer elle-même les fonctions de premier ministre : un geste dicté par la prudence – Sonia est d’origine italienne, donc " étrangère " aux yeux de nombreux Indiens, même si elle a passé les deux tiers de sa vie dans le pays – qui a vite tourné au coup de génie, rien ne revêtant plus de prestige en Inde que le renoncement, même symbolique… De facto, la voici donc " régente ", sinon souveraine en titre, tandis que Singh serait son Mazarin.
Agé de trente-six ans, faux célibataire (il vit maritalement avec une jolie Colombienne, Juanita), Rahul a repris en 2004 le siège d’Amethi, une petite ville de l’Uttar Pradesh qui a toujours été un fief de la dynastie. C’est un grand gaillard séduisant, aux manières tranquillement courtoises : le sang italien de sa famille maternelle ne peut mentir. Il est allé dans les meilleures universités indiennes, britanniques et américaines, mais ne semble pas y avoir particulièrement brillé, sauf dans les disciplines sportives, notamment la vénerie. Après Harvard, où il n’a obtenu aucun diplôme, il a travaillé ou fait semblant de travailler pendant quelque temps dans une firme financière de Londres. Mais somme toute, n’est-ce pas le sort de tous les princes, dans tous les pays ? Destiné au pouvoir dès sa naissance, il a été pris en main par sa mère à la fin des années 1990. Et aujourd’hui, il semble avoir appris son rôle. Quand il préside, vêtu de blanc, les meetings du Congrès, une vénération religieuse l’entoure : il sait y répondre en joignant les mains, et en s’inclinant lentement…
Les mauvaises langues disent qu’une seule menace pèse sur l’héritier des Gandhi : sa sœur et cohéritière Priyanka. Agée de trente-cinq ans, mariée à un joaillier de race indienne, mère de deux enfants, elle ressemble de manière frappante, sur le plan physique, à sa grand-mère Indira. Et en matière d’intelligence aussi. En 2004, Priyanka a été le chef d’état-major de son frère. Avec efficacité. Se résoudra-t-elle toujours à le servir dans l’ombre ? Pas sûr.
L’un dans l’autre, les Nehru-Gandhi règnent depuis plus d’un demi-siècle. Monarques presque absolus jusqu’à la fin des années 1970. Princes républicains par la suite.
La dynastie a été fondée par Jawaharlal Nehru (1889-1964), le premier chef de gouvernement de l’Inde indépendante. Issu de la caste Saraswat, l’une des plus aristocratiques du sous-continent, ce brahmane à la peau blanche reçoit une éducation de jeune lord en Grande-Bretagne : la public school de Harrow et Trinity College à Cambridge. A son retour en Inde, il épouse une autre Nehru, Kamala, qui appartient à la branche cachemirie de la caste.
La politique semble être la seule activité à la hauteur d’un tel pedigree. Jawaharlal adhère au Congrès, dont son père Motilal est l’un des principaux dirigeants et même, à certains moments, le président : le parti qui, réorganisé sous l’influence du mahatma Gandhi, milite pour l’autonomie de l’Inde au sein de l’Empire britannique. Il se rapproche bientôt de l’aile la plus radicale de cette formation : celle que dirige Subhas Chandra Bose. But : l’indépendance pure et simple. Mais aussi une révolution sociale. Bose est un admirateur de l’Allemagne hitlérienne et du Japon. Nehru penche plutôt pour un régime social-démocrate, comme la gauche britannique de l’époque. Secrétaire général du Congrès en 1926, il en devient à son tour le président dix ans plus tard. Si le mahatma est le " chef spirituel " du mouvement national indien, il en est le " chef temporel ".
En 1935, la Grande-Bretagne offre à l’Inde une autonomie interne qui semble être le prélude à un statut de dominion analogue à celui du Canada ou de l’Australie. Mais la plupart des dirigeants du Congrès jugent que c’est " trop peu et trop tard ". En 1942, les dirigeants du Congrès lancent une campagne pour le départ immédiat des Britanniques. Nehru n’est pas enthousiaste : cette initiative tient de la provocation, alors que la Grande-Bretagne est engagée dans une lutte à mort avec l’Allemagne nazie, et au moment où les Japonais ont envahi la Birmanie, aux portes mêmes de l’Inde. Pour autant, il ne peut se désolidariser de ses amis. Cela lui vaut un long internement. Une fois la guerre terminée, le premier ministre britannique Clement Atlee, un travailliste, se résout à accorder une indépendance sans restriction. Gandhi et Nehru sont considérés, dans ce contexte, comme les représentants légitimes de la majorité hindoue et des minorités plus ou moins apparentées, comme les sikhs. Tandis que les musulmans, qui réclament un Etat séparé, se donnent pour leader Ali Jinnah, un patricien élégant formé, lui aussi, en Grande-Bretagne.
En 1947, Atlee charge un ultime vice-roi, Lord Mountbatten, d’organiser l’indépendance. Cet aristocrate d’origine allemande, lié à la famille royale, a été un des héros de la Seconde Guerre mondiale en Asie. Ami de Churchill, il n’en affiche pas moins des idées de gauche, tout comme sa femme Edwina. Dès qu’il s’installe à New Delhi, il s’entiche du chef du Congrès. Difficile de démêler ses motivations exactes. Admiration pour les manières exquises de Nehru, son humour au second degré ? Snobisme ? Affinités politiques ? Fantasmes érotiques ? Edwina devient très vite la maîtresse du brahmane vieillissant (veuf depuis 1936), et le vice-roi semble s’amuser de cette situation…
En tout cas, Nehru est en position de force, dans les dernières semaines qui précèdent l’indépendance, pour négocier des conditions de plus en plus favorables à l’Etat hindou. Le 15 août 1947, l’Empire des Indes se scinde en deux dominions : l’Inde à majorité hindoue, au centre, et le Pakistan à majorité musulmane, bizarrement formé de deux entités situées respectivement à l’ouest de l’ancien Empire, le long de l’Indus, et à l’est, dans le delta du Bengale. Des millions d’êtres humains passent les nouvelles frontières dans les deux sens. Il y a des pillages, des massacres. Gandhi est assassiné.
Le régime du dominion n’est qu’un intermède. Dès 1950, l’Inde se constitue en République fédérale démocratique. En fait, Nehru, devenu premier ministre, a succédé au vice-roi, qui n’était lui-même que l’héritier des empereurs mogols : un pouvoir " de droit divin " que personne ne pense à contester. Et qui semble le seul approprié à un pays-continent : trois millions de kilomètres carrés, 350 millions d’habitants, une demi-douzaine de races, un millier de langues et de dialectes, une vingtaine de " langues principales ", une demi-douzaine de religions, l’atomisation à l’infini de la société à travers le système des castes… Une démocratie à l’occidentale, une dictature militaire, comme celle qui s’installe au Pakistan dès la disparition de Jinnah, ou un régime de parti unique, analogue à celui que Mao instaure en Chine, n’auraient tout simplement pas trouvé d’assise dans un tel cadre.
Nehru habite Teen Murti House, la Maison aux Trois Statues : l’ancien palais du commandant en chef britannique, au cœur de la New-Delhi néoclassique dessinée en 1913 par Edwin Lutyens. C’est une immense demeure en pierre ocre et rouge. Les pièces y sont décorées de tableaux militaires que l’on expédie bientôt sous les combles. Habillé d’une stricte tunique blanche et d’un petit calot de la même couleur, honoré du titre de " pandit " (docteur de la tradition hindoue), le premier ministre travaille derrière un long bureau de bois rouge, orné d’une seule rose. Sa fille Indira, en sari, lui tient lieu de secrétaire, d’infirmière, de confidente. Au point de négliger son mari Feroze Gandhi (sans lien de famille avec le mahatma), un riche commerçant parsi de Lucknow. Les enfants, Rajiv, né en 1944, et Sanjay, né en 1946, viennent vivre auprès d’elle – et de leur grand-père. Feroze effectue des visites fréquentes, mais ne se résout pas à s’installer également à Teen Murti House. Finalement, il se fait élire député, ce qui lui permet de résider dans la capitale sans perdre la face. Mais il habite dans un petit bungalow à prix modéré, mis par l’Etat à la disposition des parlementaires…
Le soir, Nehru et sa fille reçoivent des hommes politiques ou des visiteurs, mais aussi des universitaires ou des artistes. André Malraux croit voir le " philosophe-roi " de Platon. L’économiste John Kenneth Galbraith, historien de la crise de 1929, dont John Kennedy a fait son ambassadeur en Inde, vient prendre le thé chaque semaine pour discuter du " décollage économique " et du " néocapitalisme ".
Quand il effectue une visite officielle à l’étranger, Nehru emmène sa fille, qui devient ainsi, de facto, la " première dame de l’Inde ". Et qui apprend l’art de négocier d’Etat à Etat. Indira mène en outre sa propre carrière politique. Elue députée en 1955, elle accède en 1959 aux fonctions qui furent celles de son grand-père et son père : présidente du parti du Congrès. Mais le premier ministre se refuse à la faire entrer au gouvernement : " Pas tant que je serai au pouvoir ", affirme-t-il.
Maître de l’Inde, Nehru met en pratique les idéaux de sa jeunesse : la non-violence du mahatma (New-Delhi prend la tête des pays dits " non-alignés "), le réformisme prudent mais bureaucratique prôné par la gauche britannique. Cette idylle se brise en 1962 sur la " guerre de l’Himalaya " : la Chine occupe une partie du Cachemire indien, à plus de 4000 mètres d’altitude. Nehru est atterré à la fois par la " trahison " de Mao, qu’il avait toujours traité en ami, et par l’impossibilité de riposter dans cette région. Il en meurt deux ans plus tard.
Un vieux politicien, Lal Bahdur Shastri, prend la tête du gouvernement . Simple transition : quand il meurt à son tour en 1966, Indira lui succède. Elle reste au pouvoir jusqu’en 1977 : nouvelle politique étrangère, plus nationaliste (une guerre-éclair, en 1971, assure l’indépendance du Pakistan-Est) ; nouvelle politique sociale et économique, axée désormais sur le développement plutôt que la protection des pauvres ; et nouveau style de gouvernement, plus flamboyant que celui de Nehru, plus " charismatique ", plus autoritaire, qui tourne presque à la dictature en 1975, avec l’instauration de l’ " état d’urgence ". Le Congrès regimbant devant cette évolution, Indira n’hésite pas à lui substituer son propre parti, le Congrès-Indira (ou " Congrès I "). Mais des élections libres ont tout de même lieu en 1977 : et elles se soldent par une déroute. Indira n’est même pas réélue dans sa propre circonscription.
Pendant trois ans, un transfuge du Congrès devenu libéral, Morarji Desai, tente d’instaurer une véritable République. Echec cuisant. Dès 1980, Indira revient au pouvoir. Cette fois, elle évite de porter atteinte aux libertés publiques. Sans renoncer à son autorité. Elle meurt au printemps 1984, assassinée par ses gardes du corps sikhs, qui ne lui pardonnent pas d’avoir fait prendre d’assaut quelque temps auparavant le lieu saint de leur religion, le Temple d’Or d’Amritsar, où s’étaient barricadés des rebelles.
Sanjay, le fils cadet, devait lui succéder. Beau comme Nehru, il incarnait " l’Inde des jeunes ", la génération qui n’avait pas connu la domination britannique. Mais il s’est tué en 1980 dans un accident d’avion. Peut-être un meurtre maquillé. Indira a alors fait appel à l’aîné, Rajiv, qui avait jusque là préféré les affaires à la politique. Pendant quatre ans, elle l’a initié aux arcanes du gouvernement. Après l’attentat de 1984, il devient premier ministre à son tour : un règne de cinq ans, marqué par une esquisse de libéralisation économique . Battu aux élections de 1989, il est assassiné en 1991 par des nationalistes tamouls, quelques jours à peine avant un nouveau scrutin où il partait favori, et qui, de fait, se solde par une victoire du Congrès.
La logique dynastique voudrait alors que Rajiv soit remplacé par sa veuve, Sonia. Elle s’y refuse. Le pouvoir échoit à Pamulaparthi Venkata Narasimha Rao, un Indien du Sud à la peau sombre. Cette fois, ce n’est plus un gouvernement par procuration : Rao, septuagénaire, est un homme d’Etat sûr de lui-même, de sa légitimité, de ses idées. Les Gandhi semblent s’effacer, et la République l’emporter enfin sur la monarchie. Cette évolution s’accélère avec l’arrivée au pouvoir, en 1996, du BJP, un parti conservateur hindouiste dirigé par Atal Bihari Vajpayee. Cette formation reste aux affaires pendant près d’une décennie, gagne plusieurs élections. L’Inde est entrée dans un régime de véritable alternance.
Peu à peu, le Congrès doit se rendre à l’évidence. Sa meilleure carte, c’est paradoxalement la dynastie. Comme légende, sinon comme système de gouvernement. Sonia revient sur le devant de la scène, avec Rahul et Priyanka. Jusqu’à la revanche de 2004.
Le bilan de la monarchie Nehru-Gandhi ? L’Inde de la deuxième moitié du XXe siècle et du début du XXIe siècle reste un pays très pauvre, avec un revenu par habitant de 735 dollars seulement en 2005. Mais doté d’une " force de frappe " scientifique et technologique qui lui permet aujourd’hui de redresser très vite sa situation. La population a triplé depuis l’indépendance (plus d’un milliard d’habitants aujourd’hui), mais cette progression tend aujourd’hui à s’assagir. Dès la fin des années 1960, la " révolution verte " a permis d’assurer l’autosuffisance alimentaire. Géopolitiquement, la dynastie a su marginaliser le Pakistan et acquérir l’arme atomique. Mis à part l’ " état d’urgence " des années 1975-1977, la démocratie a été préservée et s’est consolidée.
Les Mogols et les vice-rois britanniques n’ont pas à rougir de leurs successeurs.