Michel Gurfinkiel

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Inde/ Le paradoxe de la tortue

Un milliard d’habitants et 8 % de croissance : l’Inde s'est réveillée elle aussi. Et elle rattrappe la Chine.A chaque décennie sa surprise géopolitique. Les années 1970 avaient été marquées par l’irruption des pays pétroliers islamiques sur la scène internationale, les années 1980 par celle des " petits dragons " d’Extrême-Orient (Taiwan, Corée du Sud, Hong-Kong, Singapour) et les années 1990 par l’envolée de la Chine. Les années 2000, de toute évidence, sont celles de l’Inde.

Ce pays semblait pourtant  accumuler les handicaps. Une population énorme et encore largement archaïque, comme en Chine : 1 milliard d’habitants dont 60 % de ruraux. A la différence de la Chine, pas d’unité ethnique : une demi-douzaine de races, un millier de langues et dialectes dont une vingtaine de " langues principales ". Pas d’unité religieuse non plus : un peu plus de la moitié des habitants se réclament d’un hindouisme éclaté en de multiples courants ou sectes, 25 % professent l’islam – la religion de l’ " ennemi " pakistanais -, et le reste s’éparpille entre le sikhisme, le bouddhisme et le christianisme. Pas d’Etat centralisé, mais un régime fédéral où le gouvernement de New-Delhi doit faire face à trente-cinq Etats régionaux. Pas même de parti unique ou hégémonique, analogue au PC chinois, au PLD japonais, au Kuo Mintang taïwanais, au parti d’action démocratique de Singapour : le parti du Congrès, de tendance vaguement  social-démocrate,  avait bien joué ce rôle sous la dynastie Nehru-Gandhi, jusqu’en 1977 ; mais depuis cette date, il alterne avec l’opposition conservatrice, plus ou moins dirigée par le parti hindou BJP…

Et pourtant, l’Inde a décollé. La croissance, qui avait été de 6 % par an en moyenne à partir de 1994, atteint 8 % depuis 2000 : le PNB est ainsi passé de 262 milliards de dollars à près de 800 milliards. Un cinquième de la population indienne – deux cents  millions d’hommes et de femmes – dispose désormais d’un niveau  de vie semblable ou comparable à celui des Européens. En outre, cette progression ne repose pas sur la commercialisation de produits naturels (comme cela a été le cas des pays islamiques, soudain favorisés par la demande en énergie) ou la manufacture (comme les dragons asiatiques naguère ou la Chine aujourd’hui) : mais sur des activités  haut de gamme, à  fort coefficient éducatif et scientifique (" brain intensive "). De la haute technologie aux industries spécialisées.

Paradoxe : c’est l’émiettement même de la société indienne qui semble avoir assuré cet essor tardif mais spectaculaire.  Il a empêché la mise en place de fausses solutions totalitaires, y compris en matière d’industrialisation, préservé la démocratie, favorisé les élites ou les minorités dynamiques (sikhs, parsis), entretenu le prestige des hommes de savoir. L’essayiste Sulil Khilnani observait dans un essai publié en 1999,  Une idée de l’Inde  : " A force d’être en retard,  l’Inde est en avance". Comme la tortue de la fable, qui bat le lièvre.

La puissance économique, à son tour, induit la puissance militaire. L’Inde et le Pakistan sont devenues en même temps des puissances nucléaires, au printemps 1998. Mais alors que le Pakistan doit se contenter d’une bombe relativement  archaïque,  de type " guerre froide ", l’Inde serait en train de se doter d’une force de frappe beaucoup plus moderne, grâce à son avance en haute technologie. " Il ne faut pas s’y tromper ",  note un chercheur du Nixon Center : " Le véritable rival stratégique de l’Inde sur le plan nucléaire n’est pas le Pakistan, à l’ouest, mais la Chine, au nord ".

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