Michel Gurfinkiel

Michel Gurfinkiel

Michel Gurfinkiel

Afpak/ Le Nouveau Grand Jeu

Sans arbitrage américain, pas d'Afghanistan indépendant.

 

 

« Afpak » : les Américains ont réuni sous cette appellation les deux pays où ils combattent Al Qaida et les talibans, l’Afghanistan et le Pakistan. Une perspective « cavalière », mais qui n’a rien d’absurde. L’Afghanistan et le Pakistan ont en effet beaucoup en commun. Mêmes populations, histoire entremêlée. Et même fragilité politique.

 

Le Pakistan est un Etat artificiel, ou plus exactement le vestige relativement artificiel d’un Etat absolument artificiel. Lors de sa création, en 1947, il devait rassembler toutes les régions du « Raj » – l’ancien Empire britannique des Indes – où les musulmans étaient majoritaires ou prépondérants. Ce « grand dessein » fut déjoué par l’autre Etat héritier, l’Inde, qui parvint à prendre le contrôle de la plus grande partie du sous-continent et à absorber les zones musulmanes enclavées au milieu des zones hindoues.

 

Mais deux zones périphériques, adossées à d’autres Etats, préservèrent leur indépendance : à l’ouest de l’ancien Empire, la vallée de l’Indus (Penjab) et les montagnes qui la surplombent ; à l’est, le delta du Gange et du Brahmapoutre. Eloignées de plus de mille kilomètres, les deux régions différaient par la langue, la culture, le mode de vie, l’économie. Elles tentèrent cependant de fusionner au sein d’un seul et même Etat, avec l’arrière-pensée de prendre un jour leur revanche sur l’Inde. L’expérience prit fin en 1971, quand le Pakistan-Est, traité en semi-colonie par l’Ouest, fit sécession avec l’aide des « ennemis » indiens, et devint le Bangladesh.

 

Le nom  de « Pakistan », dès lors, ne s’est plus appliqué qu’à l’Ouest. Ce pays de 770 000 kilomètres carrés compte aujourd’hui 200 millions d’habitants. Dire qu’il est toujours à la recherche de lui-même relève de la litote. Il comporte quatre Etats fédérés, des zones tribales autonomes, six ethnies principales. On y parle dix langues principales ; l’anglais, langue du gouvernement et des élites, n’est entendu que par 2 ou 3 % de la population, et l’ourdou, langue « nationale » officielle, que par 10 %. Si 95 % des Pakistanais professent l’islam, ils se subdivisent en sunnites (70 %), chiites (20 %) et adeptes de courants minoritaires (5 %).

 

Il ne bénéficie pas non plus des deux facteurs qui, dans certains cas, consolident un Etat composite : la prospérité économique et la stabilité politique. Son PNB était de 230 milliards de dollars en 2012 en termes de change, ou de 500 milliards de dollars en parité de pouvoir d’achat : soit de 1200 à 2500 dollars par habitant (60 % du PNB par habitant en Inde). Politiquement, de brèves périodes semi-démocratiques y alternent avec des dictatures militaires.

 

Un tel pays ne survit peut-être qu’en tentant de se dépasser en un Empire de plus grande dimension. C’est en tout cas le « grand dessein » que cultivent les services secrets d'Islamabad (Inter-Services Intelligence ou ISI), qui constituent, au delà de l’instabilité politique, un Etat au sein de l’Etat et une armée au sein de l’armée.

 

Le rêve d’une « reconquête » de l’Inde n’a pas totalement disparu. Dans un premier temps, il pourrait se limiter à la « libération » du Cachemire-Sud, territoire à majorité musulmane annexé par l’Inde. Mais un autre rêve consisterait à se confédérer avec l’Afghanistan puis avec d’autres Etats d’Asie centrale.

 

Dans les deux cas, Islamabad mise sur sa puissance nucléaire, acquise à la fin des années 1990. Et sur ses réseaux politico-religieux, indissociables des confréries intégristes sunnites. Ce qui l’expose parfois à d’étranges contradictions ou contorsions : face à l’Inde, le Pakistan s’appuie en effet sur les Etats-Unis et la Chine. Depuis 2001, les premiers sont en guerre contre Al Qaida, les talibans et les autres organisations terroristes islamistes. Quant aux Chinois, ils s’inquiètent de la poussée de l’intégrisme chez leurs propres musulmans, notamment au Xinjiang.

 

En tant qu’Etat, l’Afghanistan – 652 000 kilomètres carrés, 32 millions d’habitants en 2012 – est plus ancien que le Pakistan : il existe au moins depuis le milieu du XVIIIe siècle. Mais il n’est pas moins hétérogène : sept ethnies principales, deux langues principales, deux langues secondaires, une trentaine de langues minoritaires, deux religions (80 % de sunnites et 20 % de chiites). Et le gouvernement central – monarchie, république, théocratie – y est beaucoup plus fragile : il a toujours dû y composer avec les pouvoirs locaux, les tribus, les clans ; il s’est désintégré à plusieurs reprises. Le PNB ne dépasse pas 20 milliards de dollars en termes de change, ou 35 milliards en parité de pouvoir d’achat : soit entre 650 et 1000 dollars par habitant.

 

La principale différence entre le Pakistan et l’Afghanistan, c’est en fait que le premier est né, activement, d’un projet géopolitique et en cherche un autre pour survivre, alors que le second a été façonné, passivement, par le « Grand Jeu » : la géopolitique des pays voisins.

 

L'Afghanistan est perché sur l'Hindou-Kouch, un prolongement occidental de l'Himalaya qui sépare le sous-continent indien des plateaux d'Asie centrale et d'Iran (« Hindou-Kouch » signifie littéralement « Tueur d'Hindous » en hindi : pour les habitants du sous-continent indien, cette barrière était réputée infranchissable). La plus grande partie du territoire s'étage entre 1000 et 2000 mètres d'altitude. Dans le centre et le nord-est du pays, il n'est pas rare de dépasser la barre des 3000 mètres ; et le sommet le plus élevé, le pic Nowshak, culmine à 7485 mètres. Les régions les plus basses, à quelque 250 mètres d'altitude, se trouvent à la périphérie : dans le sud-ouest du pays, elles sont largement désertiques.

 

Jusqu'au premier millénaire de l'ère chrétienne, cet environnement présentait plus d'avantages que d'inconvénients. L'altitude assurait souvent un climat tempéré et relativement humide. Des cols et des routes permettaient aux négociants, artisans, savants et hommes de religion de circuler en permanence à travers le « château fort » afghan. Si bien que des civilisations hybrides, marquées à la fois par l'Inde, la Chine, l'Asie centrale, l'Iran, le monde hellénistique, s'y sont successivement développées. En 250 avant l'ère chrétienne, un gouverneur séleucide, Diodote, y avait créé un royaume indo-hellénistique, dont l'art exquis fait aujourd'hui notre admiration.

 

En 642 de l'ère chrétienne, les Arabes, secondés par des Persans et des Turcs fraîchement convertis à l'islam, conquièrent la plus grande partie de l'Afghanistan actuel. Ils y fondent de nouveaux Etats ou Empires, notamment, vers l'an mil, le brillant Empire ghaznévide qui englobe, en termes actuels, l'Afghanistan, l'Iran, l'Ouzbékistan et le Pakistan. Mais ces régimes sont moins fondés sur une prospérité naturelle que sur le pillage perpétuel des pays voisins, notamment l'Inde du Nord. Et en 1219, ils s'écroulent devant un prédateur plus redoutable encore, les Mongols de Gengis-Khan. La moitié de la population périt, les grandes villes (Ghazni, Hérat, Balkh) sont détruites, les régions agricoles dévastées.

 

Les survivants se regroupent en clans compacts, se retranchent dans des vallées difficiles d'accès, s'efforcent de pratiquer une autarcie complète. Aux Pashtuns, parlant un dialecte iranien archaïque et régi par un code coutumier, le Pashtunwali,  qui présente de curieuses analogies avec le Pentateuque, se juxtaposent les Persans ou Tadjiks, parlant le dari, proche du persan, les Baloutches sémito-iraniens et les Turkmènes et Ouzbeks turcophones. Des Mongols sédentarisés, les Hazaras, se sont en outre installés dans le nord-ouest du pays : à la différence des autres habitants, de confession sunnite, ils pratiquent le chiisme. Il y a même, aux lisières de l'Himalaya indien, une enclave païenne : le Kafiristan ou Pays des Infidèles.

 

De temps à autre, un chef de guerre surgit dans les montagnes, rassemble une armée, conquiert ou dévaste l'Inde ou l'Asie centrale : ce sera notamment le cas du sultan Baber, un prince d'origine mongole né à Kaboul, qui, au début du XVIe siècle, crée le plus grand Etat musulman de l'Inde, l'Empire mogol. Mais jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, aucun souverain ne parvient à unifier l'Afghanistan proprement dit, ou à y instaurer un Etat digne de ce nom.

 

Dans les années 1730 et 1740, de nombreux guerriers pashtuns se rallient au dernier grand souverain persan, Nadir Shah, dont l'Empire – éphémère – s'étend du Caucase au Gange. Quand Nadir est assassiné au Kurdistan, en 1747, le chef de sa garde pashtune, Ahmad Shah, revient au pays et y fonde, par la force ou la diplomatie, un émirat qui s'étend de Méched, dans l'Iran actuel, à la vallée de l'Indus. Rétrospectivement, cette entité a fait figure de « premier Etat afghan ». Peut-être vaudrait-il mieux parler d’une vaste alliance tribale.

 

Les successeurs d’Ahmad Shah se heurtent bientôt aux Britanniques, qui ont pris le contrôle de l'Inde et du golfe Persique. En 1838, une armée anglo-indienne occupe la capitale de l'émirat, Kaboul : quelques dizaines d'officiers britanniques avec leurs ladies, des milliers de cipayes (soldats indiens) ou de gurkhas (mercenaires népalais). Quatre ans plus tard, elle a été décimée par les maladies et la guerilla. Les survivants tentent de regagner l’Inde : ils sont massacrés dans les cols de l'Hindou-Kouch, comme les Francs à Roncevaux. Rudyard Kipling leur consacre une de ses plus célèbres ballades :

 

Kabul town’s by Kabul river –

Blow the trumpet, draw the sword –

There I lef’ my mate for ever…

 

La ville de Kaboul, sur les bord de la rivière Kaboul –

Sonnez trompettes, tirez l’épée –

C’est là que j’ai laissé mon camarade pour toujours…

 

Une expédition punitive reprend Kaboul, l'évacue à nouveau. Entre 1878 et 1881, les Britanniques tentent pour la dernière fois d'incorporer l'Afghanistan au Raj. Finalement, ils se contentent d'en annexer le tiers sud-est, du Baloutchistan à la Passe de Khyber. Tout en reconnaissent l'indépendance ou l’autonomie de l’ « émirat de Kaboul ».

 

Il est vrai que celui-ci est désormais dirigé par un souverain d’exception, Abdurrahman Kahn. Il a quarante ans quand il monte sur le trône. Machiavel aurait vu en lui son Prince : réaliste, maître de lui-même, sans scrupule, manipulateur. Il invoque l’islam, mais met sur pied un embryon d’Etat à l’européenne : une administration centrale, une armée, un trésor public. Il écrit ou fait publier sous son nom des traités du jihad, qu’il met en pratique dans des guerres d’extermination contre les autochtones « infidèles » : Hazaras ou Kafirs. Mais cela lui donne la légitimité requise pour transiger avec les Britanniques, puis avec les Russes, qui ont surgi à leur tour en Asie centrale. Il a compris d’emblée, en effet, que les deux Empires européens ont peur l’un de l’autre. Et que l’Afghanistan peut trouver un long répit en servant d’Etat-tampon. A condition de faire les concessions nécessaires.

 

Les Britanniques veulent se doter, pour protéger le Raj contre une éventuelle invasion russe, d’une frontière sûre : la « ligne Durand », du nom de Mortimer Durand, le secrétaire aux Affaires étrangères de l’Empire des Indes, qui négocie personnellement avec Abdurrahman en 1893. Elle longe des frontières naturelles : au nord la chaine du Safed Koh, où se situe la Passe de Khyber ; au centre la chaine du Toba Kakar ; et au sud les Chagaïs, une chaine de collines granitiques. Mais elle coupe en deux la principale ethnie afghane, les Pashtuns, à laquelle appartient l’émir. Il y consent. C’est à ce prix seulement qu’un Afghanistan neutre et indépendant peut s’insérer dans le Grand Jeu : le nouvel équilibre des puissances en Eurasie.

 

L’arrangement dure quatre-vingts ans : l'URSS succédant à l'Empire des tsars dans les années 1920, et les Etats-Unis, alliés du Pakistan, se substituant aux Britanniques en 1947. Il assure à l’Afghanistan la plus longue paix de son histoire. Et lui permet d’accéder à la modernité.

 

Sous les premiers successeurs d’Abdurrahman –  Habibullah puis Amanullah, qui prend le titre de roi en 1926 -, Kaboul se dote peu à peu d’écoles, de lycées, de musées, de théâtres, de salles de concert, d'une université. Les princes et les hauts fonctionnaires portent l'habit occidental, leurs épouses ôtent le voile. Leurs enfants se passionnent pour Pasteur, Darwin, Tolstoï, Marx, Nietzsche, et surtout pour les philologues et archéologues allemands, qui parlent d'une origine « aryenne » commune aux Européens, aux Iraniens, aux Afghans et aux Indiens des hautes castes.

 

En 1933, après quatre ans de troubles intérieurs,  le jeune Zaher Shah, âgé de dix-neuf ans seulement, monte sur le trône. Il règne quarante ans. En se gardant longtemps de toute innovation trop rapide à l’intérieur et de toute initiative sur le plan international. Puis, dans les années 1960, il change soudain de politique : une nouvelle constitution, en 1964, établit un régime constitutionnel démocratique, avec un parlement élu au suffrage universel ; un nouveau code émancipe les femmes ; et afin de développer l’économie, Kaboul resserre ses liens avec les Etats-Unis.

 

Les Soviétiques considèrent que les règles du Grand Jeu ont été violées. Ils encouragent un ancien premier ministre, Daoud Khan, cousin du roi, à renverser la monarchie en 1973. Mais c’est compter sans les communistes locaux, issus en fait de l’aristocratie kabouliote, et divisés en deux factions rivales : le Khalq (Peuple), « léniniste », à recrutement pashtun ; le Parcham (Drapeau), « communiste orthodoxe »,  mais lié aux ethnies non-pashtunes du nord du pays. En 1978, le Khalq élimine Daoud. Un an plus tard, le Parcham organise un contre-coup d'Etat. Les Soviétiques se résolvent à intervenir sur place …

 

Quarante ans ont passé depuis la chute de Zaher Shah. L’Afghanistan a sombré dans le chaos : quatorze ans d’occupation soviétique et de « résistance islamique », quatre ans de guerre civile larvée entre « résistants » (en fait, entre ethnies et clans) après le départ des Russes, cinq ans de régime ultra-islamiste (l’émirat des Taliban, allié à Al Qaida). Depuis 2001, il en sort peu à peu : les Américains et leurs alliés ont renversé les Talibans, rétabli un Etat. Ahmed Karzai, élu et réélu président en 2002, 2004 et 2009, est un lointain descendant d’Ahmad Shah (par une autre branche que Zaher Shah). Son ambition semble être aujourd’hui de rallier au nouveau régime la plus grande partie des Talibans, qui appartiennent, comme lui, à l’ethnie pashtun. A plus longue échéance, il cherche à consolider l’indépendance nationale : notamment face au Pakistan.

 

Entre les deux pays, il y a deux contentieux. D’abord, la question pashtune. Kaboul n’a jamais reconnu la cession définitive des territoires situés au-delà de la ligne Durand ; celle-ci, affirme-t-on à Kaboul, n’est pas une frontière de jure, mais seulement la délimitation d’une sphère d’influence. Le tiers des Pashtuns vivent en Afghanistan, où ils forment près de 50 % de la population. Les deux tiers au Pakistan, où ils forment 15 % de la population totale et plus de 80 % de la population des régions montagneuses. Un Grand Afghanistan incluant le Pashtunistan « occupé » doublerait sa population, et serait pashtun à 70 %.

 

Ensuite, la question des ingérences pakistanaises. Depuis la perte du Bengale en 1971, le Pakistan songeait à se doter d’une « profondeur stratégique » en Afghanistan. L’invasion soviétique de 1979 a constitué à cet égard une « divine surprise » : elle a soudain à l’ISI permis d’opérer ouvertement dans le pays voisin, sous couvert d'aider la résistance anticommuniste et avec l'appui des Etats-Unis… Mais beaucoup d’Afghans y ont vu une tentative d’annexion à peine voilée.

 

L’avenir de l’Afghanistan passe en fait par la mise en place d’un nouveau Grand Jeu, plus complexe que le précédent. Au système binaire Russes/Britanniques puis Soviétiques/Américains s’est substitué une situation multipolaire. L'URSS s'est désintégrée, mais la Russie est de retour. L'Asie centrale a accédé à l'indépendance, mais ses républiques restent précaires. Le Pakistan s'est doté de l'arme nucléaire. L'Inde, devenue un « géant émergent » de l'économie mondiale, dispose également de la bombe, mais redoute son voisin chinois, autre géant et puissance nucléaire depuis 1964. Enfin, l'Iran, devenu une théocratie chiite, prêche le jihad généralisé et cherche à se doter, lui aussi, de l'arme absolue.

 

Reste les Etats-Unis. Eux seuls peuvent garantir, entre ces divers acteurs, des équilibres. Barack Obama, à la surprise générale, a renforcé la présence américaine en Afghanistan lors de son premier mandat présidentiel. Son entourage laisse aujourd’hui entendre que des troupes et des techniciens pourraient demeurer dans ce pays après 2014, la date où l’intervention occidentale devrait officiellement prendre fin.

 

Michel Gurfinkiel is the Founder and President of the Jean-Jacques Rousseau Institute, a conservative think-thank in France, and a Shillman/Ginsburg Fellow at Middle East Forum.

 

 

© Michel Gurfinkiel, 2013

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