Michel Gurfinkiel

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Michel Gurfinkiel

A la recherche de Sodome et Gomorrhe

Un feu céleste détruit les villes perverses. Près de quatre mille ans plus tard, les archéologues les ont-ils retrouvées ?

Sodome – Sedom en hébreu – est une adresse postale dans l’Israël contemporain : celle d’une zone industrielle au sud de la mer Morte. On y récolte et traite des minéraux obtenus par évaporation :  principalement des potasses mais aussi des bromes et dérivés. Les personnels techniques ne résident pas sur place, en raison de conditions climatiques particulièrement éprouvantes, mais dans des localités situées dans les hauteurs, Arad et Dimona.

 

La Sodome moderne est-elle a-t-elle été érigée sur l’emplacement de la cité du même nom que mentionne la Bible ? Selon la Genèse (XIII, 10), Sodome était l’une des cités située dans la « plaine du Jourdain », une région « abondamment irriguée » et « pareille au Jardin de Dieu, pareille à l’Egypte ». C’est là que Loth, le neveu d’Abraham, décide de s’installer avec ses troupeaux, bien que les habitants soient « excessivement mauvais et corrompus » (XIII, 13) et qu’un « cri d’horreur » monte vers Dieu à leur sujet (XVIII, 20). De fait, quelques versets plus loin (XIX, 1-9), on apprend que les Sodomites ont pour coutume de violenter les voyageurs et qu’ils sont prêts à tuer Loth quand celui-ci tente de protéger deux hommes – en fait, deux anges – à qui il vient d’accorder l’hospitalité.

 

Dieu procède alors à la destruction de la ville et de la cité voisine de Gomorrhe, non moins perverse : « L’Eternel fit pleuvoir soufre et feu sur Sodome et Gomorrhe, une pluie divine et céleste. Il anéantit ces villes et la plaine entière, ainsi que leurs habitants et la végétation du sol » (XIX, 24-25). Au petit matin, Abraham ne voit plus que « la colonne de fumée de la terre qui s’élevait comme la colonne de fumée qui monte d’un four à chaux » (XIX, 27-28). Loth, ainsi que sa femme et ses filles, ont  cependant été exfiltrés in extremis par les anges : mais à condition « de ne pas regarder en arrière ». S’étant retournée, la femme de Loth est changée en un « pilier de sel ».

 

Ce récit permet bien sûr de rendre compte du paysage unique de la mer Morte : un lac dans lequel se jettent le Jourdain et quelques autres petits fleuves ou ouadis, saturé de sel en dépit de ces apports constants en eau douce, entouré sur plusieurs côtés de montagnes abruptes, et qui plus est enfoncé en dessous du niveau des océans. Mais si les événements relatés par la Bible ont bien eu lieu, si la désolation a été précédée par une insolente prospérité, où faut-il chercher Sodome et Gomorrhe et peut-on en retrouver les ruines ou du moins les traces ?

 

Les Israéliens modernes n’ont pas donné arbitrairement le nom de Sodome aux usines de potasse du sud de la mer Morte. Ils ont suivi une tradition qui remonte à l’Israël antique, et que l’onomastique arabe, à partir du VIIe siècle, a préservée : le Har Sedom, la montagne qui surplombe la Sodom actuelle, s’appelle de manière transparente Jabal Ousdoum en arabe. Mais deux autres emplacements au moins ont été proposés au cours des dernières années. L’un et l’autre dans l’actuelle Jordanie, sur la rive orientale de la mer Morte ou du Jourdain.

 

Le premier, Bab edh-Dhra, se situe au sud du Wadi Kerak, à l’entrée de la Langue, la péninsule qui sépare les deux bassins de la mer Morte : à moins de vingt kilomètres à vol d’oiseau de la Sodome moderne. Il a fait l’objet de fouilles approfondies à partir de 1973, sous la direction de deux archéologues américains, Walter Rast et Thomas Schaub. La même équipe a conduit d’autres fouilles dans quatre emplacements voisins, qui s’étagent sur une trentaine de kilomètres, le long du bassin méridional : Numeira, Safi, Feifa et Khanazir. Si Bab edh-Dhra est bien la Sodome bibilique, ces autres lieux pourraient correspondre aux quatre villes que l’Ecriture mentionne dans les mêmes textes : Gomorrhe, Admah, Zeboïm et Zoar.

 

A l’appui de cette hypothèse, la découverte d’agglomérations de l’Age du Bronze ancien (entre 3300 et 2100 avant l’ère chrétienne), dont certaines étaient fortifiées, et d’une imposante nécropole. Mais aussi des traces paléobotaniques : les populations locales – évaluées à quelques milliers d’âmes – cultivaient de l’orge, du blé, du raisin, des figues, du lin, ou encore, en plus petites quantités, des pois et des pois chiches. Ils entretenaient également des palmeraies et des oliveraies. Ni cette agriculture, ni cette horticulture ne sont concevables dans les conditions géographiques actuelles. Il faut donc croire que la catastrophe qui a mis fin à la présence humaine sédentaire dans ce secteur s’est accompagnée d’une catastrophe écologique, analogue à la « destruction de la végétation du sol » rapportée par la Genèse.

 

En fait, l’équipe Rast-Schaub a discerné deux destructions consécutives : des dommages importants, mais réversibles, comme ceux qui surviennent au cours d’une guerre ; puis une destruction totale, qui aurait pu être provoquée par un séisme, une éruption volcanique ou un phénomène de combustion généralisée d’origine minérale. Cela correspond au récit biblique qui fait état, quelques années avant la « pluie de soufre et de feu », d’une sorte de « guerre mondiale » opposant quatre envahisseurs venus de Mésopotamie aux cinq rois locaux (Genèse, XIV). Les batailles principales se déroulent dans une « vallée de Siddim », qui présente deux particularités selon l’Ecriture : elle correspond à la future mer Morte, et elle abonde en « puits de bitume ».

 

Deux géologues israéliens, Arié Gilat et Alexander Vol, ont publié en 2015 un scénario selon lequel ces puits seraient la cause directe de la « pluie céleste ». Ils estiment que la vallée de Siddim était en fait sujette à un phénomène relativement mal étudié jusqu’à une époque récente : les « volcans de boue », c’est à dire des bouillonnements de matières diverses qui percent le sol et forment des cônes de petite dimension.

 

Ces quasi-volcans, qui n’émettent ni lave ni magma, sont fréquents dans les fonds marins ou dans des régions émergées riches en pétrole ou gaz naturel. Ils peuvent donner lieu à des éruptions extrêmement violentes, accompagnées de glissements de terrains, de tsunamis et de jets de matière incandescente qui retombent en « pluie ». Un événement de ce type semble avoir dévasté la région de l’actuelle mer Morte quelque 1400 ans avant l’ère chrétienne et en avoir modifié la minéralogie de manière irréversible. Gilat et Vol notent cependant que ses traces sont visibles sur les deux rives de la mer : rien ne permettrait donc de localiser Sodome à Bab edh-Dhra plutôt qu’à proximité de Har Sedom.

 

La deuxième hypothèse jordanienne nous mène au nord de la mer Morte : à l’endroit où le Jourdain vient se perdre dans le lac salé. Une autre équipe américaine y travaille, sous la direction de Steven Collins et de Phillip Silvia, depuis 2006. Elle a publié ses premières conclusions en 2015. Elle vient de présenter, à la conférence annuelle des Ecoles orientalistes américaines qui s’est tenue en novembre dernier à Denver, un état plus complet de ses recherches.

 

Collins s’est d’abord demandé quel était le lieu qui correspondait le plus précisément au texte biblique. Celui-ci utilise, nous l’avons vu, place Sodome dans la plaine du Jourdain. Mais l’original hébreu emploie un mot particulier pour désigner cette plaine : kikar, qui signifie « espace circulaire ». Cela peut s’appliquer, bien entendu, à l’un des deux bassins, de forme oblongue, de la mer Morte actuelle. Mais cela s’applique bien mieux à la plaine que traverse le cours inférieur actuel du Jourdain, à la hauteur puis au sud de Jéricho : une sorte de disque parfait, d’un rayon d’une quinzaine de kilomètres.

 

Ensuite, le texte dit qu’Abraham embrasse du regard toute la région de Sodome après le cataclysme. N’importe quel observateur installé sur les hauteurs dominant les bouches du Jourdain peut faire de même aujourd’hui. C’est beaucoup plus difficile au sud de la mer Morte.

 

Une fois la zone nord retenue, il fallait vérifier si le terrain corroborait l’hypothèse. Cette tâche est revenue à Silvia, qui a pu mener des fouilles de grande envergure à Tel al-Hammam, à l’est du secteur, puis dans de nombreux sites voisins. Il a en effet exhumé une véritable métropole remontant approximativement à l’an 1700 avant l’ère chrétienne, dotée de villes fortifiées et de palais. Cet ensemble urbain a pu contenir, avec des localités satellites, jusqu’à soixante mille habitants, avant de subir une destruction totale, qui n’a laissé subsister que les fondations en pierre des bâtiments. En soi, cette découverte révolutionne l’histoire ancienne du Levant.

 

Reste à déterminer la cause de la catastrophe. Collins et Silvia estiment, à partir d’une analyse minéralogique minutieuse, qu’il s’est agi de la combustion instantanée d’une météorite de grande taille à la verticale de Sodome. Les débris de poterie de Tel al-Hammam – un nom qu’on peut éventuellement traduire par « la colline de la Combustion » – ont été quasiment vitrifiés, ce qui suppose une brève exposition à une température intense, entre 4000 et 12 000 degrés centigrades. Et par ailleurs, la région est restée inhabitée pendant six cents ou sept cents ans après la destruction de l’ensemble urbain : ce qui aurait été inévitable si le sol avait été rendu impropre à l’agriculture.

 

The Destruction of Sodom, par Phillip J. Silvia. TSU Press, Albuquerque, 2016.

 

© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2019

 

Michel Gurfinkiel est le fondateur et président du Colloquium Jean Bodin, et Ginsberg-Ingerman Fellow au Middle East Forum.

 

 

 

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