Michel Gurfinkiel

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Calendrier, temps et destin

Un temps à la fois cyclique et linéaire, c'est-à-dire en spirale…

Le temps est-il cyclique, revient-il sans cesse sur lui-même, comme une roue, comme un manège ? C’est notre impression première. La nuit et le jour alternent. Chaque mois, la lune croît et décroît. Les saisons se suivent, toujours dans le même ordre : printemps vert, été jaune, automne rouge, hiver blanc. Les âges de la vie se succèdent et s’enchaînent : enfance, jeunesse, maturité, vieillesse, puis enfance derechef  – non point dans le même individu, certes, mais dans une descendance qui en est la copie presque conforme. Et que dire des agitations les plus hasardeuses des hommes et des femmes – liées au pouvoir et à l’argent ? Au IVe siècle avant l’ère chrétienne, le Grec Aristote croit pouvoir démontrer que les régimes politiques s’engendrent les uns les autres et finissent toujours par effectuer une rotation complète : la royauté, pouvoir d’un seul, menant à l’aristocratie, pouvoir de plusieurs, celle-ci à la démocratie, règne de tous sur tous, et cette dernière à l’anarchie, non-pouvoir ; avant que du chaos ne resurgisse un pouvoir absolu, la tyrannie, qui se sublime en monarchie… Près de deux mille cinq cents ans plus tard, des historiens et des économistes occidentaux décèlent des périodicités ou des pulsations analogues derrière les événements de leur époque : cycles financiers de Kitchin, Juglar, Kuznets, Kondratieff, ou géopolitiques de Braudel, Wallerstein.

Mais peut-être le temps est-il au contraire linéaire, comme un sillon, comme la trajectoire d’une flèche ? Bien qu’après-demain ressemble souvent à avant-hier, nul n’a jamais pu retourner dans le passé ;  et nul n’a pu prédire exactement l’avenir. Héraclite observe : « Je me baigne chaque jour dans le même fleuve, et ce n’est pourtant pas le même ». Si le temps est irréversible, il a nécessairement un commencement. Et une fin. Il est ascension – ou chute. Epanouissement – ou déclin. Il conduit à quelque chose qui le transcende. Ou au néant. Les tribulations humaines, dans ce schéma, ne sont pas autorégulées, mais chaotiques. Les sociétés ne se régénèrent pas : elles mutent. « Révolution » – passage d’un état de la société à un autre – ne signifie plus retour au point de départ mais rupture. Ce qui fut ne sera plus. Le ciel et la terre, eux-mêmes, changeront.

La plupart des civilisations cherchent à concilier les deux logiques, en suivant simultanément plusieurs calendriers, les uns cycliques et les autres linéaires, ou en se dotant d’un calendrier mixte. Les anciens Mexicains utilisaient trois calendriers : les deux premiers, cycliques, étaient fondés sur les courses du Soleil (365 jours) et de Vénus (260 jours) ; le troisième, linéaire, égrenait les jours depuis un point originel correspondant au 13 août de l’an 3114 avant l’ère chrétienne. Les Chinois ont juxtaposé deux calendriers cycliques lunisolaires, reposant respectivement sur des périodes de soixante ans ou de douze ans, et un calendrier linéaire correspondant aux règnes royaux ou impériaux. Les pays musulmans du Proche et du Moyen-Orient superposent un calendrier linéaire lunaire, qui règle la vie religieuse, à des calendriers cycliques solaires tenant compte des saisons et donc appropriés à la vie agricole. Les Occidentaux ont peu à peu transformé un vieux calendrier cyclique hérité des Romains en un calendrier strictement linéaire.

Et les Juifs ? La Bible leur impose un temps cyclique complexe : le retour des fêtes (saisonnières), du sabbat (tous les sept jours), des années sabbatiques (tous les sept ans), des jubilés (tous les quarante-neuf ans). Chacune de ces étapes donne lieu, à son tour, à des rites et à des sacrifices particuliers, mais aussi à des commandements d’ordre éthique et sociétal : le pèlerinage, l’arrêt de tout travail pour le maître comme pour le serviteur, la remise des dettes, la libération des serfs, la redistribution des terres. D’où la nécessité d’un calendrier impeccable, réglé comme une horloge, comme un ordinateur, qui tienne compte à la fois de la course du Soleil, des phases de la Lune, des décalages entre les deux phénomènes, et d’un réalignement parfait, tous les vingt-huit ans, de la Terre et des deux astres. Jadis « proclamé » chaque année par le Sanhédrin, ce  Luah, Tableau, a été fixé, rendu perpétuel, au IIe siècle de l’ère chrétienne.

Mais parallèlement, la Bible secrète un temps linéaire  : puisque le monde a été créé ex nihilo et se dirige vers le Roi-Messie. Jamais les deux logiques contradictoires du temps n’ont été portées plus loin au sein d’un même système.

Un temps à la fois pleinement cyclique et pleinement linéaire est un temps-spirale –une ligne tourbillonnaire qui repasse presque par les mêmes points mais en fait se contracte imperceptiblement d’un circuit à l’autre, se resserre sans cesse, et finit par se cristalliser sur un point unique et central. Les événements, dans une telle structure, se répètent, mais en se décalant peu à peu les uns par rapport aux autres, le passé se reflète dans l’avenir, mais par là même se corrige, les promesses sont irrévocables, mais prennent un sens de plus en plus profond ; et les générations successives interagissent les unes avec les autres. Ce que la Torah enseigne : Maassé avoth siman le-banim, « Les actes des pères préfigurent ceux des fils » (Midrash Tanhuma, Lekh Lekha, 9 – ainsi que Midrash Rabba, Bereshith Rabba, 70, 6) ; ou encore, en jouant sur la racine ben, qui signifie fils, ou enfant, mais aussi édifier, construire, Al-tikra banaïkh ela bonaïkh, « Ce n’est pas toi qui a construit tes enfants, ce sont eux qui te construisent » (Berakhoth, 60, 4).  Les rabbins se sont-ils inspirés des paradoxes de leur calendrier pour élaborer une philosophie de l’histoire quelque peu paradoxale ? Ou la philosophie, préexistante, a-t-elle conduit à ce calendrier plutôt qu’à un autre ? Ou faut-il croire que calendrier, philosophie, histoire, Torah, ont toujours fait un ?


© Michel Gurfinkiel, 2007

Rosh Hodesh Elul, 5767

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