Michel Gurfinkiel

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Eglise/ Jean Paul II contre la guerre

Le pape ne veut pas d'une  " croisade " contre l’Irak. Une position qui étonne certains catholiques.Le pape Jean Paul II s’oppose à d’éventuelles  opérations militaires américaines en Irak. Il l’a fait savoir haut et fort : non sans créer des problèmes de conscience chez ses ouailles. Aux Etats-Unis, le courant catholique conservateur est en effet l’une des composantes de la majorité républicaine actuelle, aux côtés des protestants évangéliques, des juifs orthodoxes et de la tendance la plus traditionaliste du mouvement  juif  " conservative " ( massorti). Il n’est pas indifférent de noter que c’est Ronald Reagan, dont la famille était d’origine irlandaise catholique, qui a établi des relations diplomatiques entre la République américaine et le Saint-Siège.

En Europe, les catholiques conservateurs sont plutôt pro-américains : de l’entourage de Silvio Berlusconi en Italie au parti populaire de Jose Maria Aznar en Espagne, en passant par Edmund Stoiber, ministre-président CSU de Bavière et candidat de la coalition chrétienne CDU-CSU aux dernières élections nationales allemandes, en septembre 2002. Tony Blair, le premier ministre travailliste britannique peut lui-même être décrit comme un quasi-catholique : il appartient à la tendance la plus traditionnelle de l’Eglise anglicane, sa femme est catholique, et le couple assiste souvent ensemble à la messe " romaine ". En France, c’est dans une certaine sensibilité catholique de droite, bien représentée dans l’ancien parti DL, que l’on trouve à la fois les meilleurs amis des Etats-Unis et ceux d’Israël. En Europe de l’Est, tout le monde est certes pro-américain : mais le pays le plus catholique, la Pologne, est aussi le plus engagé en faveur de la stratégie de George W. Bush. Enfin, dans beaucoup de pays du tiers-monde, les catholiques, conservateurs ou non, sont souvent pro-américains pour des raisons de survie : ils ont le sentiment que seuls les Etats-Unis peuvent les protéger face aux régimes se réclamant du communisme (y compris le régime " communiste-capitaliste " de Pékin) ou à la montée de l’intégrisme musulman (en Afrique subsaharienne ou en Asie).

Ces considérations n’ont pas arrêté le Saint Père. En fait, il a commencé à s’opposer à des opérations militaires américaines dès septembre 2001, alors que le Pentagone ne visait encore que l’Afghanistan des talibans. " La religion ne doit jamais redevenir un motif de conflit ", ne cessait-il alors de répéter. Le 18 novembre 2001, il invitait les catholiques à consacrer la journée du 14 décembre – devant coïncider, cette année-là,  avec le dernier vendredi du Ramadan – à des prières "  pour une paix stable fondée sur la justice " :  ce qui sous-entendait qu’une paix fondée sur la puissance d’un seul pays ou d’un seul groupe de pays était injuste par nature, même si le ou les pays considérés étaient démocratiques et que leur comportement  était, de manière évidente,  plus pacifique et tolérant que celui de leurs adversaires éventuels.  Le 24 janvier 2002, il participait, dans le même esprit, à une rencontre interreligieuse de prière pour la paix, organisée à Assise. Tout au long de l’année 2002, à mesure que les Etats-Unis précisaient leurs intentions à l’égard de l’Irak, le Saint-Siège s’y est opposé de façon de plus en plus explicite. Enfin, le 5 mars  2003, Jean Paul II a envoyé le cardinal Pio Laghi, vétéran de la diplomatie pontificale (ancien ambassadeur du Saint-Siège à Washington, il est âgé de 81 ans), auprès du président Bush, pour lui signifier – dans un entretien qui a duré trente minutes – qu’une guerre qui se déroulerait " en dehors du cadre de l’Onu " serait " illégale et injuste ".

Pourquoi cette attitude ? L’Eglise, disait Nietzsche, est "  un Empire qui a le temps devant lui ". Plus que la plupart des institutions de ce monde,  mais guère plus que le judaïsme orthodoxe, par exemple, elle tient compte de la longue durée. Elle ne méprise pas ses intérêts immédiats, ou ceux du monde chrétien. Mais elle sait que ces intérêts évoluent de siècle en siècle – et de décennie en décennie. En outre, l’Eglise est – fondamentalement – une institution religieuse. Son prestige et sa puissance sont liées à l’affirmation de certains principes moraux, ou si l’on préfère au fait de paraître affirmer de tels principes. C’est par rapport à ces données diverses et complexes que Rome décide de certaines politiques, quitte à laisser aux fidèles, dans le détail, une assez grande liberté d’appréciation et de comportement.  Car il faut le rappeler, le dogme de l’infaillibilité pontificale ne porte que sur les questions relatives à la foi.

Sur un autre plan, l’Eglise reste une institution humaine, trop humaine. Le facteur individuel y est plus important qu’on ne pense généralement, notamment  en ce qui concerne les papes et les évêques. Et chaque sous-groupe, au sein de l’Eglise (ordre religieux, école théologique, Eglise nationale), a souvent sa propre politique, qu’il cherche à promouvoir. Une partie de l’Eglise peut faire de la résistance passive vis-à-vis des décisions d’un pape (on l’a vu à propos de l’application des réformes adoptées lors du concile Vatican II, du rapprochement avec le judaïsme ou de la reconnaissance de jure de l’Etat d’Israël). Inversement, un pape peut chercher à obtenir un plus grand consensus autour de ses décisions. Ces tensions et ces rapports de force prennent d’autant plus d’importance qu’un pontificat semble toucher à sa fin et que l’éventualité d’un nouveau  conclave se précise.

Les motifs ultimes pour lequels Jean Paul II adopte aujourd’hui une attitude pacifiste échappent à la plupart des " Vatican watchers "  ou " vaticanologues ",  les observateurs avertis de la politique et de la géopolitique du Saint-Siège. En revanche,  on peut indiquer les facteurs qui conduisent à cette attitude, ou qui la renforcent.

LE DROIT INTERNATIONAL. C’est l’argument qu’a invoqué le cardinal Laghi quand il a rencontré Bush : la guerre serait " illégale et injuste ". Ces affirmations renvoient au concept de la " guerre juste ", qui est au cœur de la pensée catholique en matière de relations internationales. Une interprétation que les catholiques favorables à la politique américaine contestent catégoriquement.

Le mieux, à cet égard, est de citer saint Thomas d’Aquin (Somme Théologique, II, II,  Question 40 article 1) :  " Pour qu'une guerre soit juste , trois conditions sont requises. (a) L’ autorité du prince sur l’ordre de qui on doit faire la guerre. Il n est pas du ressort d une personne privée d engager une guerre, car elle peut faire valoir son droit au tribunal de son supérieur; parce qu aussi le fait de convoquer la multitude, nécessaire pour la guerre, n’appartient pas à une personne privée. Puisque le soin des affaires publiques a été confié aux princes :c’est à eux qu il appartient de veiller au bien public de la cité, du royaume ou de la province soumis à leur autorité. De même qu’ ils le défendent licitement par le glaive contre les perturbateurs du dedans quand ils punissent les malfaiteurs (selon la parole de l’apôtre, ce n est pas en vain qu il porte le glaive : il est ministre de Dieu pour faire justice et châtier celui qui fait le mal) ; de même aussi il leur appartient de défendre le bien public par le glaive de la guerre contre les ennemis du dehors. C est pour cela qu’ il dit au prince dans le psaume 82 :  " Soutenez le pauvre , et délivrez le malheureux de la main des pécheurs ".  Et que saint Augustin écrit: " L’ordre naturel, appliqué à la paix des mortels, demande que l’autorité et le conseil pour engager la guerre appartiennent aux princes " . (b) Une cause juste : il est requis que l’on attaque l ennemi en raison de quelque faute.C est pour cela que saint Augustin écrit :  " On a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des injustices quand il y a lieu, par exemple de châtier un peuple ou une cité qui a négligé de punir un tort commis par les siens,ou de restituer ce qui a été enlevé par violence ".  ( c) Une intention droite chez ceux qui font la guerre : on doit se proposer de promouvoir le bien et d éviter le mal. C est pour cela que saint Augustin écrit : " Chez les vrais adorateurs de Dieu,  les guerres mêmes sont pacifiques, car elles ne sont pas faite par cupidité ou par cruauté, mais dans un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les bons " .En effet, même si l autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait d une intention mauvaise. Saint  Augustin écrit en effet : " Le désir de nuire, la cruauté dans la vengance, la violence et l’inflexibilité de l esprit, la sauvagerie dans le combat , la passion de dominer et autres choses semblables , voilà ce qui dans les guerres est jugé coupable par le droit ".

En quoi une guerre américaine contre l’Irak manquerait-elle à ces critères ?  Le point (a) n’est pas convaincant. Si l’on considère que l’Onu constitue une " société des nations ", un super-Etat réunissant tous les Etats,  la guerre d’un seul Etat serait en effet assimilable à une " guerre privée " : c’est le point de vue que soutiennent actuellement la plupart des Etats et des organisations hostiles à la guerre américaine, y compris la France, et que le Vatican semble partager. Mais les Américains rétorquent que les Etats membres de l'Onu sont toujours individuellement souverains et que l'Onu, loin d’être un super-Etat, un gouvernement mondial, n’est qu’une simple conférence d'Etats, un " concert  de puissances " comme on disait entre 1815 et 1914. Une guerre décidée par un ou plusieurs membres de l’Onu sans l'aval de l'Onu en tant que telle ne peut donc être assimilée à une  " guerre privée ". Le fait est, par exemple, que la guerre du Kosovo, en 1999, s’est déroulée – avec la participation des pays pacifistes par excellence que sont aujourd’hui la France et l’Allemagne – sans vote préalable de l'Onu.

Le point (b) n’est pas plus pertinent. Personne, parmi les très grandes puissances (et certainement pas la France, si l’on écoute attentivement  Jacques Chirac et Dominique de Villepin), ne nie que Saddam soit un tyran et un danger majeur pour la paix régionale ou mondiale. Il n'y  a de débat – officiellement – que sur les modalités de l’action que l’on pourrait mener contre lui. Le pape lui-même a admis, le 1er janvier 2002, que les pays ayant fait l’objet d’agressions terroristes " avaient le droit de se défendre ".

Enfin, le point ( c) n’est pas valable. Bush ne se propose pas d'asservir les Irakiens, de les exterminer, de s'emparer de leurs femmes ou de leurs troupeaux, etc, mais de les libérer d'un tyran. Le pétrole ? Il n'est pas immoral d'agir de telle façon qu'une ressource aussi vitale soit contrôlée, directement ou indirectement, par des Etats respectant le droit plutôt que par des tyrannies opprimant leurs propres peuples et projetant d'asservir ou d'anéantir les peuples étrangers.

L’ENGAGEMENT DE L’EGLISE POUR LA PAIX. Dans son enseignement officiel, l’Eglise a généralement préféré la paix à la guerre, sauf cas de " guerre juste " indubitable, situation où, selon saint Thomas d’Aquin, elle est au contraire une application de la charité. En pratique, cet enseignement a souvent conduit à des politiques de maintien ou de restauration de la paix : Benoît XV a tenté de mettre fin à la Première Guerre mondiale et Pie XII d’empêcher la Seconde. Ce pacifisme systématique est d’autant plus mis en avant aujourd’hui qu’il est " politiquement correct " , et rend donc au catholicisme un magistère social menacé, dans de nombreux pays, par le " désétablissement " de l’Eglise.

LES CONVICTIONS PERSONNELLES DE JEAN PAUL II. Témoin direct des deux grands totalitarismes du XXe siècle, le nazisme et le communisme, Jean Paul II est persuadé qu’on ne peut les abattre que par la foi et la non-violence. Il estime qu’il a un rôle " providentiel " à jouer devant un conflit Amérique-Irak qu’il interprète comme une quatrième guerre mondiale, après les deux Grandes Guerres des années 1914-1945  et la guerre froide 1947-1989. Il aurait estimé plus récemment qu’après avoir œuvré – souvent à contre courant – pour la réconciliation judéo-chrétienne et la reconnaissance officielle d’Israël par le Saint-Siège, il lui reviendrait également de protéger les Palestiniens musulmans et chrétiens et de mettre en place les fondements d’une coexistence islamo-chrétienne au XXIe siècle. Enfin, il a toujours manifesté un certain rejet à l’égard de la civilisation capitaliste occidentale, qui lui paraît trop " matérialiste " et " hédoniste " : ce dernier point peut l’amener à juger sévèrement la politique étrangère du principal pays occidental, les Etats-Unis. (Un parallèle existe, sur ce plan, entre le pape polonais et le plus grand intellectuel chrétien orthodoxe de la fin du XXe siècle, le Russe Alexandre Soljénitsyne.

LES CHRETIENS D’ORIENT. Le Saint-Siège veut maintenir coûte que coûte une présence chrétienne dans un Proche et Moyen-Orient où le Christ a vécu et où le christianisme est né : qu’il s’agisse de communautés chrétiennes locales, catholiques ou autres (en Egypte, en Terre sainte, en Syrie, en Irak, en Turquie), ou de réseaux scolaires catholiques gérés par des ordres monastiques,  restés particulièrement importants dans de nombreux pays (Liban, Syrie, Irak, Egypte, Turquie, Iran, Terre sainte). Cela peut impliquer des compromis avec tous les régimes musulmans de la région, y compris les moins tolérants. Mais parallèlement, Jean Paul II semble de tenter de jouer la carte d’une " démocratisation " générale de la région. Le 17 décembre 2002, il déclarait :  " Tant que ceux qui sont en position de responsabilité (en Orient) n'auront pas engagé de véritable révolution dans la façon dont ils utilisent le pouvoir et assurent le bien-être de leurs peuples, il est difficile d'imaginer comment des progrès pourraient être réalisés vers la paix ". Le propos a été salué par l’administration Bush. Il reste cependant assez ambigu : le contexte fait essentiellement allusion au conflit israélo-arabe.

LE TIERS-MONDISME. Depuis une quarantaine d’années, l’Eglise voit à la fois dans le tiers-monde une zone d’avenir démographique (les catholiques du tiers-monde ont des enfants) et une source d’inspiration (le tiers-monde, chrétien ou non, reste religieux, alors que l’Occident verse dans l’indifférence). Cette conception, dominante sous Paul VI, le pape progressiste par excellence, est restée vivace sous le pontificat plus conservateur de Jean Paul II. Elle conduit à prendre systématiquement le parti du " Sud pauvre " contre le " Nord riche " : en matière économique (annulation des dettes du tiers-monde, assouplissement des règles du FMI) comme en matière stratégique.

UN CERTAIN PERIL PROTESTANT. Dans les années quatre-vingt,  Jean Paul II voyait dans le communisme soviétique l’ennemi principal de l’Eglise et de l’humanité. Dans les années quatre-vingt-dix,  il se préoccupait des conflits entre musulmans et chrétiens, ou entre catholiques et chrétiens orthodoxes. Dans les années deux mille, il s’inquiéterait de la montée des " sectes américaines ",  qui progressent aux dépens du catholicisme dans de nombreuses régions du monde : le protestantisme évangélique (ou fondamentaliste) et le mormonisme (qui n’a plus grand chose de chrétien, sauf quelques symboles et quelques références à Jésus-Christ). En Amérique centrale ou méridionale, les évangéliques et les mormons ont converti une partie non-négligeable  de la population en une trentaine d’années : 50 % au Guatemala, 25 % au Brésil, 10 % au Pérou. Et le mouvement se prolonge chez les Latinos ou Hispaniques, les nouveaux immigrants centre-américains ou sud-américains qui affluent aux Etats-Unis : plus du tiers d’entre eux auraient abandonné le catholicisme. Mêmes percées en Afrique noire ou en Extrême-Orient. L’Europe elle-même ne serait pas épargnée : les Eglises évangéliques compteraient actuellement  1,5 million de fidèles en France,  soit deux fois plus que les Eglises protestantes traditionnelles.

La hiérarchie catholique aurait tendance à voir dans l’administration Bush le bras séculier et armé de cette révolution religieuse, et à interpréter la guerre américaine contre le terrorisme ou contre l’Irak comme une " croisade " destinée non seulement à refouler l’islam mais aussi à assurer une primauté protestante au sien de l’Occident du XXIe siècle. Le fait est que certains prédicateurs évangéliques tiennent des propos allant dans ce sens. Et que les Eglises évangéliques ou mormone soutiennent en général l’aile droite du parti républicain américain.

L’ANTISEMITISME. L’antisémitisme existe toujours au sein de l’Eglise catholique : antisémitisme traditionnel réactionnaire ou conservateur,  nourri d’Edouard Drumont ou des Protocoles des Sages de Sion ;  néo-antisémitisme de gauche, remixant des thèmes " anticapitalistes " , tiers-mondistes, " antisionistes "" conservateurs  juifs américains " et les " ultra-nationalistes israéliens " auraient conclu une alliance stratégique avec les fondamentalistes protestants américains. Ces thèmes, plus populaires qu’on ne veut l’admettre, imprègnent parfois certaines actions politiques ou diplomatiques initiées par l’Eglise, notamment sur le plan de la communication ou des médias. En revanche, il n’interfèrent pas avec la pensée personnelle du souverain pontife. Jean Paul II a consacré sa vie à la lutte contre l’antisémitisme et plus encore à la réaffirmation de la pérennité de l’élection divine du peuple juif.

© Michel Gurfinkiel, 2003

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