Bastion du catholicisme américain, l’université de Notre Dame offre une chaire à Tariq Ramadan. Manque d’information ? Ou signe supplémentaire d’une tentation islamophile au sein de l’Eglise ?Le prédicateur islamiste genevois Tariq Ramadan pourrait bientôt exercer les fonctions de professeur titulaire à l’université de Notre Dame, le bastion du catholicisme américain. Le Centre Joan B. Kroc de Recherches sur la paix, rattaché à cet établissement, lui a en effet offert la chaire Henry Luce de Religion pour une durée d’un an, à compter du mois de septembre 2004. Dans le cadre de ces activités, il sera chargé de diriger le Programme d’étude des religions, des conflits et de la construction de la paix (PRCP).
L’affaire a été révélée le 7 janvier par le quotidien conservateur New York Sun. En Europe, elle n’a été mentionnée que trois semaines plus tard, à partir du 28 janvier : d’abord en Suisse, par le quotidien Le Temps, le correspondant local de l’AFP et Radio Suisse Internationale ; puis en France, dans la page Entre Nous de Valeurs Actuelles (numéro du 30 janvier). En fait, Ramadan ne tenait pas à ce que l’on donne trop de publicité à cette nomination – même s’il s’est senti obligé, après coup, de la confirmer dans des interviews. Cette discrétion tient à une raison bien simple : les autorités américaines ne lui pas encore accordé de visa. Pour l’instant, l’université Notre Dame le présente comme " un intellectuel européen de premier plan et un maître du dialogue entre musulmans ou entre musulmans et chrétiens ". Un débat en Europe, région du monde où on le connaît mieux et où il n’a pas que des amis, risquerait de renforcer les suspicions aux Etats-Unis – et de conduire à un refus de visa pour des considérations de sécurité intérieure.
Interrogé par le bureau genevois de l’AFP, Ramadan assure le 28 janvier qu’ " il n’y a eu aucun déchaînement " aux Etats-Unis à propos de ses "projets " . Avant de reconnaître " qu’un certain nombre de sites en ont parlé, notamment des sites sionistes ". Même attitude dans une interview publiée le lendemain par le quotidien Le Temps : " Il n’y a pas de polémique sur ma venue aux Etats-Unis… Il y a eu un seul article, dans un journal marginal, et quelques attaques sur des sites internet très particuliers ".
Les milieux catholiques sont moins catégoriques. Infocatho, le site de l’Eglise de France, note le 28 janvier, en citant le Catholic News Service américain : " Remous dans les milieux universitaires en raison de la nomination de Tariq Ramadan nommé professeur à l'université Notre Dame dans l'Indiana, non loin de Chicago. La demande de visa déposée par l'intellectuel musulman risque de prendre du temps, "parce qu'il y a des gens qui se posent des questions à son sujet". "
La nomination à Notre Dame, si elle était maintenue, revêtirait une importance considérable pour Ramadan. Elle le blanchirait de toute accusation de sectarisme ou d’intégrisme. Et elle lui donnerait enfin un statut qui lui tient à cœur,. L’islamiste genevois laisse souvent entendre, en effet, qu’il est professeur d’université. En jouant sur le flou qui, en français ou dans d’autres langues, entoure le mot " professeur ", ou certaines localisations géographiques.
Voici un peu plus de deux ans, le 4 octobre 2001, Le Figaro présentait Ramadan – sans doute à partir d’indications que ce dernier avait lui-même fournies – comme " philosophe et professeur à Genève et à Fribourg ". Ce qui pouvait signifier, pour un lecteur non averti, qu’il était titulaire d’une chaire de philosophie, ou d’une charge de maître-assistant, dans les universités de ces deux villes helvétiques. Le 2 février 2003, le quotidien français avait sans doute procédé à quelques vérifications, puisqu’il se contentait d’indiquer que Ramadan " enseignait la philosophie et l’islamologie " , sans donner de titre ou de lieu. Le 12 février 2003, le Parisien , moins prudent, accordait au prédicateur les qualités de " professeur d’islamologie à l’université de Fribourg ". Une information que Libération reprenait telle quelle le 8 juillet 2003. Avant de se raviser le 28 octobre, en ne parlant plus que d’un " islamologue enseignant en Suisse ".
La réalité ? Titulaire d’un doctorat, Ramadan est enseignant au collège de Saussure, un établissement secondaire genevois. Et il figure parmi les " collaborateurs scientifiques " de la Chaire Science des Religions de l’université de Fribourg, en tant que " chargé de cours ". L’organigramme de cette université le situe au bas de l’échelle, après le " titulaire de la chaire " (le seul enseignant ayant droit au titre de professeur), les " maîtres assistants ", les " assistants diplomés " et même les " sous-assistants ".
En soi, cela n’a rien d’infamant. On peut estimer, par ailleurs que, même sans titre, Ramadan est bon philosophe ou qu’il connaît mieux la théologie musulmane que maint spécialiste occidental – suisse, français ou américain – passé par le cursus académique. Mais un titre est un instrument. Ou une arme. Professeur d’université de plein droit, Ramadan pourrait intervenir dans le débat public avec une assurance qu’il n’a pas encore. C’est cette arme que Notre Dame lui offre aujourd’hui.
L’université de Notre Dame (sans trait d’union) a été fondée en 1842 par un prêtre de la Congrégation de la Sainte Croix, le père Edward Sorin, afin de répondre aux besoins des catholiques de la région de Chicago. Dès la fin du XIXe siècle, elle est pourvue de départements scientifiques importants et d’une Ecole de Droit. Jerome Green y procède à la première transmission TSF sur le territoire américain et le père Julius A. Nieuwland y réalise la synthèse du caoutchouc. Aujourd’hui, elle fait partie des vingt universités les plus prestigieuses des Etats-Unis. Dotée de 2,5 milliards de dollars, elle dispose de cent quarante chaires. Pour pouvoir y être admis, il faut avoir été classé au highschool (collège) dans les cinq premiers rangs sur cent.
L’institution reste profondément catholique, dans l’esprit de Jean Paul II : un traditionalisme rénové. Toujours centrée sur la Congrégation de la Sainte Croix (deux mille prêtres et moines dans le monde), elle abrite une basilique et de nombreuses chapelles, deux chœurs liturgiques et une chorale populaire chrétienne, une école de musique religieuse, des unités d’études théologiques, un programme d’éducation catholique par satellite, un programme de soutien aux vocations régulières ou séculières parmi les étudiants, plusieurs programmes de retraite spirituelle. Ce qui ne l’empêche pas d’accueillir des étudiants et des enseignants de toute origine religieuse : des protestants ou des orthodoxes, bien sûr, mais aussi des juifs, des hindous, des sikhs – et des musulmans. Et d’avoir mis en place des structures consacrées au dialogue interconfessionnel : notamment le centre Joan B. Kroc.
Mais la nomination d’un Tariq Ramadan va au-delà d’un simple souci de bonnes relations avec l’islam. Elle n’a pas été décidée par l’université en tant que telle, mais par le directeur du centre Kroc, le professeur (et prêtre) Scott Appleby, qui dispose d’une large autonomie administrative et financière. Or ce dernier est, à sa manière, aussi " politique " ou " géopolitique " que Ramadan.
On s’en convainc en se procurant le dernier numéro de la revue de politique internationale Foreign Policy, publiée par la Fondation Carnegie (ou de la consulter sur internet : www.foreignpolicy.com). Dans un article intitulé Who Should Be Next ? (Qui désigner ensuite ?), Appleby y dresse le portrait-robot du successeur de Jean Paul II. Selon lui, le prochain pape devrait " se tourner sans réserves vers la science, rejeter la globalisation et forger une alliance avec l’islam ".
La première de ces trois recommandations laisse songeur : Appleby estime-t-il que l’Eglise d’aujourd’hui en est restée au procès de Galilée ? Ou bien propose-t-il, inversement, d’instaurer un " christianisme scientifique ", analogue au " socialisme scientifique " de naguère ? Les deux recommandations suivantes sont plus claires, et plus cohérentes. L’éminent professeur de Notre Dame imagine le nouveau pape en chef d’une révolution contre le monde occidental moderne, considéré comme intrinsèquement " matérialiste " et " agnostique " . C’est en cela qu’il aurait besoin d’une alliance avec la religion la plus " résistante " à la modernité, l’islam, notamment dans le tiers monde. A moins que l’adoption d’une ligne " révolutionnaire " et anti-occidentale ne lui permette, en dernière analyse, de battre l’islam sur son propre terrain.
Selon Appleby, on " prévoit 2,6 milliards de chrétiens pour 2025, concentrés en majorité en Afrique, en Asie et en Amérique latine ". Dans ce nouvel univers, " le catholicisme de style européen a cessé depuis longtemps d’être l’expression culturelle dominante du christianisme… L’islam devrait connaître une progression démographique de même ampleur… Le prochain pape doit comprendre pleinement que l’islam est le plus puissant concurrent du christianisme dans les cœurs et les âmes de millions d’Africains, d’Asiatiques, d’Européens, et peut-être même d’Américains… "
Appleby poursuit : " Les relations islamo-chrétiennes vont au-delà d’une concurrence et d’une rivalité entre les deux religions les plus puissamment missionnaires du monde. Le christianisme a beaucoup à apprendre de l’expérience moderne de l’islam et de sa résistance farouche à certaines formes de compromis avec la philosophie des Lumières, comme la réduction de la religion à la sphère privée et l’érection d’un mur étanche entre la religion et l’Etat… Les chrétiens militants tout comme les musulmans militants se considèrent comme les derniers constestataires de l’agnosticisme dans un monde de plus en plus laïcisé… "
Ce discours présente bien des affinités avec la " théologie de la libération " des années soixante-dix, qui prônait une marxisation de l’apostolat en vue de reconquérir le tiers-monde sur le marxisme – un courant que Jean Paul II a fini par condamner, dans la mesure où il ne conduisait, dans les faits, qu’à la dissolution de l’Eglise au sein du parti communiste. Appleby semble se rattacher à cette théologie sur d’autres plans. Par exemple en contestant l’autorité épiscopale au sein de l’Eglise, comme il l’a fait lors de la conférence épiscopale américaine de juin 2002 : en prenant pour prétexte les affaires de prêtres pédophiles qui occupaient alors les médias.
Le père Appleby n’est pas le seul en cause. L’université jésuite de Georgetown, à Washington, passe pour être beaucoup atteinte que Notre Dame. Le professeur John Esposito, directeur du Centre pour la compréhension islamo-chrétienne (CMCU) de cette institution, soutient systématiquement toutes les causes islamiques ou islamistes. Il en va de même du père Drew Christiansen, maître d’œuvre du Bureau de l’épiscopat américain pour la paix et la justice internationale. Ses moyens financiers et techniques, à l’échelle de l’Eglise américaine, lui permettent notamment d’être un relais efficace de la cause palestinienne dans le monde entier.
Et en France ? Selon les personnes bien informées, le courant révolutionnaire et islamophile ne toucherait sérieusement qu’une quinzaine d’évêques, facétieusement qualifiés de " gaillotins ", par allusion Mgr Gaillot, l’évêque rouge et rose de la fin du XXe siècle. Mais la tentation de l’islam n’en pèserait pas moins, à un degré ou un autre, sur une partie du clergé, et même sur une partie des milieux pratiquants. " La foi, la discipline, la force : pour certains chrétiens, l’islam finit par ressembler à l’Eglise idéale ", observe un jeune intellectuel catholique. " Comme l’Antéchrist ressemblera, d’une certaine manière, au Christ ".
© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2004.
>>>>>>>>
Auto-islamisation
" A terme, on peut craindre que certains milieux ne s’islamisent sans même s’en rendre compte, et que cette évolution ne prépare un basculement de la société toute entière. "
Entretien avec ALAIN BESANCON, de l’Institut
Professeur à l’Ecole pratique des hautes études, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, Alain Besançon observait voici sept ans dans son livre Trois tentations de l’Eglise qu’il y avait désormais "plus de musulmans pratiquants en France que de catholiques pratiquants ". Fait exceptionnel pour un laïc, il a présenté ses analyses – à la demande du pape – devant le synode des évêques.
Comment expliquer qu’une partie de l’Eglise soit tentée par une " alliance " avec l’islam ?
AB. Je ne sais pas quelle est exactement l’étendue de ce courant. Mais je constate qu’il rencontre, en effet, un certain écho dans l’Eglise en général et dans l’Eglise de France en particulier. Ce succès – petit ou grand – tient avant tout à une méconnaissance presque totale de l’islam, de sa doctrine, de sa doctrine et de son modus operandi. La plupart des évêques ou des clercs ne jugent pas utile d’étudier de façon approfondie cette religion, à laquelle nous sommes pourtant confrontés à chaque instant. Et ceux qui font cet effort n’ont en général accès qu’à des ouvrages marqués par l’influence de Louis Massignon, professeur au Collège de France jusqu’à sa mort en 1962, qui fut certes un grand orientaliste, mais qui a disséminé deux conceptions fausses : l’idée selon laquelle le Coran – dont les qualités littéraires ou spirituelles propres ne sont pas ici en cause – serait une Deutéro-Bible, une répétition ou une continuation de la Bible judéo-chrétienne ; et une seconde idée, non moins fallacieuse, selon laquelle l’islam s’inscrirait dans la tradition abrahamique, telle que l’Eglise l’a toujours définie.
A bien des égards, l’islam constitue pourtant un danger pour l’Eglise ?
Peut-être. Mais le comportement d’une institution telle que l’Eglise n’est pas dicté seulement par des faits, ni mêmes par des dogmes. Il dépend aussi des " états d’esprit ", des représentations, de la sensibilité qui règne à un moment donné. Une partie de l’Eglise se refuse absolument à regarder le monde actuel en termes de conflits, de camp opposés, de " choc des civilisations ". Elle nie donc les tensions avec l’islam, ou bien, si ce déni est impossible, elle fait comme si elle en était la principale responsable. Par ailleurs, l’Eglise veut être, plus que jamais, au service des pauvres. Or les musulmans apparaissent, à tort ou à raison, comme les pauvres par excellence, à l’échelle planétaire…
Un œcuménisme mal compris ?
L’œcuménisme justement conduit – entre Eglises chrétiennes et à plus forte raison entre chrétiens et non-chrétiens – suppose une très grande sûreté dans le maniement des concepts théologiques. Il suppose, précisément, de faire passer la doctrine avant les " états d’esprit ". Tout laisser-aller en ces matières, toute fausse symétrie, peuvent être extrêmement dangereux. Je suis frappé, par exemple, du dérapage qui entoure le concept (d’origine islamique) de " religions du Livre ". Les chrétiens, qui l’emploient de plus en plus couramment, y compris dans les sermons dominicaux, l’interprètent comme une commune dévotion des juifs, des chrétiens et des musulmans envers la Bible. Alors que les musulmans lui donnent un tout autre sens : le statut inférieur mais " protégé " réservé à tous les non-musulmans qui peuvent se prévaloir d’un texte révélé, quel qu’il soit – juifs et chrétiens, bien sûr, mais aussi sabéens ou zoroastriens, voire même hindous et bouddhistes…
Entretenir ces confusions revient à favoriser systématiquement l’islam ?
A terme, on peut craindre que certains milieux ne s’islamisent sans même s’en rendre compte, et que cette évolution ne prépare un basculement de la société toute entière. Ce ne serait pas la première fois. Au VIIe siècle, les sociétés chrétiennes du Moyen-Orient, de l’Egypte à l’Anatolie en passant par le Levant, solidement installées dans leur foi mais éclatées en Eglises ou sectes multiples, se sont ralliées du jour au lendemain à un islam qu’ils prenaient pour une secte chrétienne un peu plus " moderne ", un peu plus militante.
Le rôle de l’ultra-gauche ?
On constate de rapprochements, sur les sujets les plus variés, y compris la défense du voile islamique, entre certains chrétiens, l’islamisme et une ultra-gauche qui semble être entrée dans un nouveau cycle ascendant. S’agit-il d’arrangements transitoires, d’alliances tactiques, ou de quelque chose de plus durable ? Il est trop tôt pour le dire. Mais on peut supposer que dans ces amalgames, les chrétiens seront les premiers perdants.
(Propos recueillis par Michel Gurfinkiel)
© Valeurs Actuelles, 2004