Expulsée d’Egypte en 1957, elle a voulu comprendre pourquoi. Ses travaux sont un avertissement : l’islam n’offre aux juifs et aux chrétiens que la soumission et l’humiliation. Et l’Europe est la prochaine cible.Voici quelques semaines – dans son numéro du 24 juin -, l’éminent hebdomadaire britannique The Economist commet un acte manqué qui eût réjoui Freud. Il paraît avec une couverture choc : une tour Eiffel surmontée d’un croissant islamique, comme si elle avait été transformée en minaret. Et un titre non moins hardi : Eurabia, la contraction, en anglais, de Europe et Arabia. A l’intérieur du journal, un dossier sur "la montée en puissance de l’islam en Europe ", et son corollaire réel ou supposé : la déstabilisation des sociétés et des Etats. The Economist s’empresse d’affirmer que c’est là, pour l’essentiel, un mythe.
Mais personne rappelle, à l’intérieur du journal, qu’Eurabia a un " concepteur " : l’historienne britannique Bat Ye’or. Son nom n’est pas mentionné. Son livre Eurabia, the Euro-Arab Axis (Eurabia, l’axe euro-arabe) dont la version en langue anglaise a été publiée en 2005 chez Farleigh Dickinson University Press, et la version française en 2006 aux éditions Jean-Cyrille Godefroy, n’est pas cité. Et pourtant, aucun doute : c’est bien d’elle et ses écrits qu’il est question dans ce numéro, et qu’on veut réfuter. Sinon, The Economist aurait titré Eurislam, puisque la majorité des musulmans vivant actuellement en Grande-Bretagne et la moitié environ de ceux qui résident dans l’ensemble de l’Union européenne ne sont pas originaires du monde arabe mais de Turquie, d’Iran, d’Asie centrale, du sous-continent indien ou d’Afrique noire…
Bat Ye’or – " la fille du Nil " – est née en Egypte sous la monarchie, quand ce pays était encore un trait d’union entre l’Orient et l’Occident. Elle en a été expulsée en 1957, sous Nasser : parce que juive. Un traumatisme qui n’a pas cessé de la hanter : " J’ai assisté, en l’espace de quelques années à peine, à l’anéantissement d’une communauté qui vivait en Egypte depuis deux mille six cents ans… J’ai vu la désintégration des familles, leur humiliation et leur spoliation, la profanation des synagogues, la terreur qui frappait une population entière, les quartiers détruits au canon… J’ai vécu personnellement l’exil, la condition d’apatride. Et j’ai voulu comprendre pourquoi près d’un million de juifs des pays arabes avaient connu le même destin que moi ".
Ses premiers travaux portent, tout naturellement, sur l’histoire de sa communauté : Les Juifs en Egypte paraît en 1971 (Editions de l’Avenir, Genève). Elle découvre à cette occasion que, contrairement aux idées reçues, les juifs n’ont jamais joui sous l’islam d’un régime de véritable tolérance. Mais aussi que la condition des chrétiens – notamment des coptes, descendants directs des Egyptiens anciens – n’a pas été meilleure. Les uns et les autres sont, aux yeux des musulmans, des " dhimmis " : un terme qu’on traduit généralement par " protégés ", mais dont le véritable sens est " dominés ".
Ce sera l’objet de deux autres livres, Le Dhimmi, paru en 1980 (Editions Anthropos) et Juifs et chrétiens sous l’islam, qui paraît en anglais dès 1985 puis en français dix ans plus tard (Editions Berg International). Des ouvrages qui font date dans la mesure où, pour la première fois, la condition de dhimmi n’est pas traitée seulement sous l’angle des textes pieux musulmans ou de la loi, mais également à travers les pratiques sociologiques. Pour Bar Ye’or, " la dhimmitude est inséparable du djihad ", la guerre sainte musulmane, et en constitue même " l’aboutissement ". Adeptes d’une religion monothéiste antérieure à l’islam, les juifs et les chrétiens ne sont pas contraints de se convertir, à la différence des païens. Mais ils deviennent une sorte de " butin collectif " des musulmans : " En échange de la cessation des hostilités, ils doivent abandonner leurs terres. En échange de droits civils et religieux limités, ils doivent verser un impôt spécial. Pour assurer leur survie, ils doivent accepter d’être humiliés et avilis ".
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le monde musulman ne peut mener de djihad contre un Occident devenu soudain trop puissant : devenue sans objet, la dhimmitude est abolie en droit ou en fait dans de nombreux pays. C’est le cas, en particulier de l’Egypte de Mehemet-Ali et de ses successeurs, jusqu'au roi Farouk, ou de la Turquie ottomanes à partir des réformes du Tanzimat, promulguées en 1839. Mais dans la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe, le rapport des forces joue à nouveau en faveur de l’islam : forte croissance démographique, revenus pétroliers. Le djihad retrouve donc toute son actualité. Ainsi que la dhimmitude. Dès les années 1950 et 1960, les révolutions nationalistes arabes (Nasser, le Baath, le FLN algérien) traitent les non-musulmans en " étrangers ". A partir des années 1980, l’islamisme (Frères musulmans, khomeinisme, Al-Qaïda) entend remettre en vigueur les lois coraniques dans ce domaine comme dans les autres.
Résultat : un Proche et un Moyen-Orient qui se vident de leurs non-musulmans. La création de l’Etat d’Israël, en 1948, a servi de prétexte à l’expulsion quasi-générale des communautés juives. Quant aux chrétiens, Bat Ye’or décrit leur déclin et leur exode, lents mais inexorables, dans Les Chrétientés d’Orient entre Djihad et Dhimmitude, son livre de 1991 (Editions du Cerf). Mais le phénomène ne s’arrête pas à cette " purification communautaire ", sinon ethnique. Bat Ye’or met en garde : " Nous vivons aujourd’hui dans un contexte djihadique mondial ". La démographie pousse désormais l’islam, et donc la dhimmitude, vers les pays occidentaux eux-mêmes.
Eurabia, L’axe euro-arabe décrit cette nouvelle étape. Ou plus précisément, la mise en place, sous couvert de partenariat entre les pays européens et les pays arabes, de structures favorisant l’islamisation de l’Union européenne. " Il faut distinguer l’Europe de ses dirigeants ", dit Bat Ye’or. " Les peuples européens n’ont jamais accepté ou ratifié l’axe euro-arabe ou euro-islamique. Mais les milieux dirigeants ont passé outre. Avec des motivations multiples et variées : les intérêts économiques, les souvenirs de l’époque coloniale ou les sentiments de culpabilité liés à cette époque, l’espoir de créer une Europe indépendante des Etats-Unis, l’illusion d’un dialogue interreligieux, la peur du terrorisme ".
L’axe euro-arabe est né en 1975, lors du premier choc pétrolier. Diverses associations pro-arabes (faut-il parler de " lobbies " ?) militent alors pour un " Dialogue euro-arabe " . Elles se regroupent au sein d’un Comité européen dont le siège est à Paris et qui publie un journal appelé Eurabia. Deux thèmes immédiats : le soutien à la cause palestinienne et l’hostilité envers les Etats-Unis, principal allié d’Israël. Mais à l’arrière-plan, il s’agit aussi de mettre en valeur " des liens de voisinage et un héritage culturel commun " entre les peuples des deux rives de la Méditerranée.
Cela implique d’abord, selon un responsable belge du Comité, Tilj Declercq, " une politique à moyen et à long terme… afin de réaliser une coopération économique par la conjugaison des réserves de main d’œuvre et de matières premières arabes, d’une part, de la technologie et du management européens, d’autre part ". En d’autres termes : l’Europe doit faire venir des immigrants arabes pour avoir accès au pétrole. En outre, toujours, selon Declercq, l’Europe doit conditionner ses opinions publiques en faveur des Arabes et de l’islam : " S’ils veulent coopérer avec le monde arabe, les gouvernements européens et les dirigeants politiques ont l’obligation de s’élever contre le dénigrement des Arabes dans leurs organes d’information. Ils doivent réaffirmer… leur respect envers la contribution millénaire des Arabes à la civilisation universelle ".
Cette thématique – que Bat Ye’or appelle désormais " projet Eurabia " ou " Eurabia " tout court – est reprise presque mécaniquement, au cours des années suivantes, par de nombreuses institutions bilatérales ou ONG, mais aussi par les Etats membres de la Communauté européenne, et enfin par la Communauté elle-même. Elle survit, dans les années 1980, au reflux des prix du pétrole. Elle se retrouve, à partir des années 1990, dans le corpus de l’Union européenne. Mieux, elle se transforme peu à peu en " stratégie " : " Dans un discours prononcé au Caire en 1996, le président français Jacques Chirac définit le dialogue euro-arabe comme la construction d’une communauté méditerranéenne ", note Bat Ye’or. Quatre ans plus tard, le 19 juin 2000, le Conseil européen scelle ces choix géopolitiques dans un document intitulé, en effet, Stratégie commune pour la région méditerranéenne.
Mais surtout cette thématique est suivie d’effet. Difficile de ne pas établir un lien avec des initiatives culturelles telles que la création de l’Institut du monde arabe à Paris ou la transformation du vieux Musée des Arts et Traditions populaires de Paris en un Musée de la civilisation méditerranéenne situé à Marseille. Difficile, en sens inverse, de ne pas lier le projet Eurabia avec l’occultation des problèmes de l’immigration ou de la montée de l’islamisme en Europe dans le discours politique. Bat Ye’or cite un journaliste espagnol qui, lors de l’inauguration d’une nouvelle grande mosquée à Grenade, le 10 juillet 2003, observait : " Tout le monde y est opposé, mais tout le monde sait aussi qu’il est politiquement impossible d’élever des objections ". Tout se passe comme si les Européens avaient adopté un comportement de dhimmis sans même avoir été conquis militairement…
Certes, on ne peut exclure la possibilité d’une évolution au sein même de l’islam. Une petite minorité de musulmans commence à sortir de schèmes et de dogmes remontant au VIIe siècle et à repenser leur religion, ou leur civilisation, en fonction du XXIe siècle. " S’ils tiennent bon, s’ils parviennent à moderniser les institutions politiques, à limiter la religion à la sphère privée et à mettre en place des magistrats indépendants, s’ils rejettent les valeurs djihadistes et les discriminations contre les femmes ou les non-musulmans, un islam démocratique verra peut-être le jour ". D’autres milieux, plus larges, rejettent l’idée d’une guerre sainte planétaire. Mais à brève échéance, ce sont " les forces djihadistes qui risquent de l’emporter ". Bat Ye’or aura du moins rempli son rôle de sentinelle.
Eurabia, L’axe euro-arabe. Par Bat Ye’or. Editions Jean-Cyrille Godefroy. 348 pages, 22
euros.
>>>>>>>>
Les contradictions de The Economist
The Economist du 24 juin consacre deux textes à Eurabia : un éditorial, page 11, et une enquête, page 29. De l’un à l’autre, de curieuses différences.
L’éditorial affirme qu’il n’y a pas de problême islamique en Europe.Les musulmans seraient moins nombreux qu’on le dit communément : " 4 % seulement à l’heure actuelle ". Et ils seraient largement disposés à " s’intégrer ".
Mais l’enquête arrive à d’autres conclusions. En ce qui concerne la démographie, elle reconnaît qu’il n’est " pas du tout évident de comptabiliser les populations musulmanes en Europe " : en France, " le chiffre officieux est de 5 millions d’âmes, soit 8 % de la population ", mais d’autres études, " extrapolant à partir des taux de natalité des différentes communautés, annoncent 20 % de la population pour 2020 ".
A propos de l’intégration, l’enquête note que opinions publiques européennes ont une vision " pessimiste " de l’islam : selon un sondage récent du Pew Research Centre, 70 % des Allemands, 66 % des Français et 61 % des Britanniques estiment que les relations entre l’Occident et le monde de l’islam sont " mauvaises ". Et les musulmans européens, de leur côté, pensent qu’elles se " détériorent ". C’est le cas, notamment aux Pays-Bas, depuis la mise en place de lois contre l’immigration illégale et l’extrémisme politico-religieux.
M. G.