Dans toute morale, il y a une généalogie. L'Europe sera fidèle à ses sources ou ne sera pas.
Le projet européen moderne est né pendant la Seconde Guerre mondiale. En deux étapes.
Il y a d’abord eu la révolte contre le totalitarisme. Hitler prêchait la nation seule, la race seule. Staline prêchait la Révolution seule, et derrière la Révolution, l’Empire russe seul. Au nom de ces utopies, ils asservissaient ou massacraient des populations entières. Ceux qui refusaient cette « évolution historique » invoquèrent l’Europe. Ou plutôt une civilisation européenne, fondée sur la loi naturelle et les droits de l’homme, qui se confondait nécessairement, dans leur esprit, avec la Bible et la Chrétienté. Claude Bouchinet-Serreules, qui fut l’un des premiers collaborateurs du général de Gaulle à Londres, avant de devenir le secrétaire de Jean Moulin, l’a rappelé dans ses mémoires, publiés en 2000 (Nous étions faits pour être libres, Editions Grasset) : la question-clé, entre 1938 et 1940, entre Munich et l’appel du 18 juin, c’était l’adhésion aux « valeurs chrétiennes ». Les partisans avoués ou discrets des régimes totalitaires souriaient quand on les entreprenait sur ce sujet. Les futurs résistants, fussent-ils issus d’un milieu anticlérical, manifestaient leur accord.
La référence chrétienne est restée une pierre de touche bien au-delà des premières victoires allemandes. Le 25 décembre 1941, alors que la guerre est vraiment devenue « mondiale » (l’URSS, le Japon et les Etats-Unis étant entrés en belligérance eux aussi), Bouchinet-Serreules relate une conversation avec « un membre important du parti conservateur britannique », qui est toujours partisan de l’ « apaisement » à l’égard de Hitler. A la fin, il lui demande : « Le maintien du IIIe Reich n’implique-t-il pas la disparition à terme de notre civilisation judéo-chrétienne ? » L’interlocuteur comprend à qui il a affaire, se rembrunit, coupe court.
La deuxième étape, ce fut, au cœur même des combats, une réflexion sur la réorganisation de l’Europe et du monde. Le témoignage le plus saisissant dont nous disposions à cet égard, c’est le petit livre que l’Allemand Ernst Jünger fit circuler clandestinement à partir de 1943, La Paix (édition française : La Table Ronde). Un opuscule qui servit de manifeste aux conjurés anti-hitlériens du 20 juillet 1944.
La guerre avait entraîné tant de crimes (Jünger évoque tous les massacres totalitaires, y compris le génocide « perpétré au nom de la race » et les « fours crématoires »), causé tant de destruction, mais en même temps suscité tant d’héroïsme, de part et d’autre, qu’elle ne pouvait déboucher que sur « une paix universelle », « un royaume plus vaste et meilleur pour la paix ». Et bien entendu, il fallait « faire un corps des membres épars de l’Europe » , non pas à travers l’abolition des anciennes patries, mais au contraire par leur « renforcement mutuel dans une union plus grande ». Un processus comparable à la fusion des corps et des esprits humains dans l’amour – un « mariage des peuples »…
Jünger, à titre personnel, était un disciple de Goethe et de Nietzsche, plus païen que chrétien. Mais quand il écrit La Paix, livre politique, livre de combat contre Hitler, il estime que le retour « au Dieu de la Bible » est une nécessité : « Les symboles de l’origine divine de l’homme, de la création, de la chute, les images de Caïn et d’Abel, du Déluge, de Sodome et de la Tour de Babel, les Psaumes, les Prophètes et la vérité du Nouveau Testament, supérieurs aux basses lois du monde de la terreur, nous donnent le modèle, la mesure éternelle qui commande à l’histoire humaine. La Bible est le Livre même qui garantit les pactes ».
C’est à partir de ces intuitions que Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide de Gasperi, trois chrétiens, ont bâti l’Europe des années cinquante, celle de la Ceca et du traité de Rome. C’est en s’appuyant sur elles, à nouveau, que de Gaulle retrouvait Adenauer en 1963, afin de signer le traité franco-allemand de l’Elysée. Le pape Jean Paul II les reformulait à sa manière à partir de 1978, quand il encourageait l’Europe de l’Est, à commencer par sa Pologne natale, à se libérer d’un communisme déjà à moitié mort. Et La Paix – le sait-on bien ? – inspira encore François Mitterrand, catholique irrégulier, dans les années quatre-vingt, quand il élabora avec le catholique pratiquant Helmut Kohl l’Acte unique européen, pierre d’angle des traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Nice.
Il ne s’ensuit pas que l’Europe doive être chrétienne ou judéo-chrétienne au sens étroit, clérical, du mot. Mais dans toute morale, il y a une généalogie. Les juifs le savent, qui ont lié le Décalogue à la Sortie d’Egypte. L’Europe d’aujourd’hui aurait tout à perdre en oubliant comment elle s’est formée, depuis plus de soixante ans, dans le cœur des Européens.