Michel Gurfinkiel

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Europe/ Otto de Habsbourg, l'Empereur de l'Esprit

L’Autriche a accordé à Otto de Habsbourg des obsèques impériales. L’héritier des Habsbourg ne cherchait pas à restaurer son trône mais à réunir l’Europe autour de la loi judéo-chrétienne.

C’est au début de l’été 1989, quand le rideau de fer commençait à se déchirer, que j’ai rencontré Otto de Habsbourg pour la première fois. Il m’avait invité chez lui, à Pöcking, un village situé à une quarantaine de kilomètres de Munich. Il habitait une maison énorme, mafflue, comme on les aime dans les pays danubiens : un de ces manoirs où plusieurs générations peuvent nicher ensemble. Mais quand j’arrivai, en début d’après-midi, la demeure était vide. Ni parent, ni assistant, ni domestique. Otto de Habsbourg vint lui-même m’ouvrir. Il m’apporta lui-même, un peu plus tard, une tasse de café. Et au moment du départ, il téléphona personnellement à la station de taxis. Avec ces mots à la fois naturels et déroutants : «  Ici la Maison de Habsbourg. Pouvez-vous envoyer une voiture ? »  

 

L’entretien eut lieu au premier étage, dans la bibliothèque. Les fenêtres ouvertes donnaient sur des arbres, des prés ; des oiseaux pépiaient. On m’avait prévenu : il ne fallait pas donner du « Monseigneur » à mon hôte. Il n’était pas un prétendant. En allemand, il se faisait appeller Herr Doktor. En français, l’une des six ou sept langues qu’il parlait parfaitement, « Monsieur » convenait. Certes, son père Charles Ier, le dernier empereur d’Autriche et roi de Hongrie, n’avait pas abdiqué en 1918. Et quand celui-ci était mort à Madère en 1922, âgé de trente-quatre ans à peine, Otto lui avait « succédé ». Mais à sa façon. « Dans une monarchie chrétienne », m’expliqua-t-il en souriant, « il y a un élément politique, mais aussi un élément spirituel. Les Habsbourg ont perdu leur pouvoir politique en 1918. Mais ils ne pouvaient renoncer à leur responsabilité spirituelle. Cela avait été la vision de mon père, puis de ma mère, l’impératrice Zita. Et cela fut ensuite mon destin. »

 

Monarque chrétien, Charles Ier l’a réellement été pendant son bref règne : 1916-1918. A travers des réformes conformes à la doctrine sociale de l’Eglise. Et surtout en cherchant obstinément, de concert avec le pape Benoît XV, à mettre fin aux hécatombes de la Première Guerre mondiale, soit par une paix générale, soit par une paix séparée entre l’Autriche et la France. Un engagement qui lui a valu d’être proclamé « serviteur de Dieu » en 1954, puis béatifié par le pape Jean-Paul II en 2004. Mais comment Otto, sans couronne ni Etats, a-t-il pu poursuivre dans cette voie ?

 

Les événements ont décidé pour lui. Adolf Hitler arrive au pouvoir à Berlin en janvier 1933. Pour le jeune prince – qui obtient deux ans plus tard, en 1935, un doctorat de sciences politiques à l’Université catholique de Louvain -, le doute n’est pas permis : le IIIe Reich, qui divinise la guerre, renie la charité, et rejette, par son antisémitisme radical, la notion même d’Incarnation, n’est pas conservateur et chrétien, comme le croient alors une majorité d’Allemands et de nombreux Européens, mais révolutionnaire et satanique, au moins autant que le communisme. Il faut lui faire barrage. Dans ce but, Otto se déclare prêt à une restauration : ou plutôt à une libre Union ou Réunion, sous sa couronne ou sous son magistère, des peuples de l’ex-Autriche-Hongrie, premier pas vers une Union de toutes les nations d’Europe.

 

Quichottisme ? Voire. La cause des Habsbourg reste extrêmement populaire en Autriche, en Hongrie, dans une partie de l’opinion tchécoslovaque. Elle a ses partisans en Slovénie, en Croatie et dans le Banat, provinces catholiques ci-devant austro-hongroises, qui acceptent de moins en moins leur sujétion, au sein du nouvel Etat yougoslave, à une Serbie orthodoxe. Dans l’ouest de la Roumanie – la Transylvanie naguère hongroise, la Bukovine naguère autrichienne -, elle suscite plus de loyalisme que celle des Hohenzollern, qui n’ont d’ailleurs régné sur le reste du pays, le « Vieux Royaume » de Moldavie et Valachie, que depuis la fin du XIXe siècle. La nostalgie des Habsbourg n’est pas moins vivace dans le sud de la Pologne, ex-Galicie autrichienne, ou à Trieste, rattachée à l’Italie en 1919, cité de langue italienne mais de culture germano-italo-slave.

 

Enfin, les nombreuses communautés juives savent pertinemment que la Double Monarchie protégeait mieux leurs droits que les Etats issus des traités de Versailles, exception faite de la Tchécoslovaquie. Et elles veulent croire qu’un retour des Habsbourg les préserverait de l’hitlérisme. Ce n’est pas un hasard si le grand écrivain Joseph Roth (La Marche de Radetzky, La Crypte des Capucins), Juif galicien de langue allemande, est jusqu’à sa mort, en 1939, le propagandiste le plus convaincu, et le plus convaincant, d’une éventuelle Restauration.

 

Charles Ier avait tenté de reconquérir son trône à partir de la Hongrie. Otto sait qu’il doit commencer par l’Autriche. L’ancien cœur de l’Empire, réduit désormais à 84 000 kilomètres carrés et 6 millions et demi d’habitants, vient de subir une guerre civile, opposant la droite catholique à la gauche socialiste. Hitler a tenté de s’en emparer dès 1934 : il y a renoncé à la suite d’une mobilisation italienne. Le chancelier chrétien-social Engelbert Dolfuss a tenté d’y instaurer une dictature « corporatiste », avant d’être assassiné. Mais au même moment, mille six cents communes autrichiennes accordent le titre de « citoyen d’honneur » à Otto de Habsbourg. En 1937, le prince écrit : « Je sais pertinemment qu’une majorité écrasante du peuple autrichien souhaite que j’assume l’héritage de mon père, l’Empereur de la Paix, le plus vite possible. »

 

Un an plus tard, c’est l’Anschluss : le IIIe Reich s’emparait de l’Autriche. Nom de code de l’entrée de la Wehrmacht à Vienne : Opération Otto. Ce qui revient à reconnaître le danger que le néo-monarchisme habsbourgeois fait courir au nazisme. Ayant appelé à la résistance, le prince est condamné à mort par contumace.

 

D’abord réfugié en France, Otto de Habsbourg gagne les Etats-Unis en 1940. Il y défend les intérêts de l’Autriche auprès des Alliés, notamment en la faisant reconnaître comme un « pays occupé par l’Allemagne nazie ». Il s’entend bien avec Winston Churchill, auprès duquel il plaide l’instauration, après la guerre, d’une Fédération danubienne : une sorte d’Autriche-Hongrie élargie. Puis, ce projet n’ayant pas reçu l’aval de Joseph Staline, il convertit l’homme d’Etat britannique à un projet beaucoup plus ambitieux : une Union européenne fondée sur les principes chrétiens. Le discours que Churchill prononce dans ce sens le 19 septembre 1946 à l’université de Zurich, tenu aujourd’hui comme le texte fondateur de la nouvelle Europe, reprend presque verbatim des réflexions du prince austro-hongrois.

 

Otto noue des liens tout aussi amicaux avec Charles de Gaulle, qui partage avec lui l’idée d’une « personnalité mystique » des nations. Puis avec le très catholique Francisco Franco, qui l’accueille pendant plusieurs années et va même jusqu’à lui proposer la couronne d’Espagne.

 

A l’approche de la cinquantaine, Otto de Habsbourg décide de mettre un terme aux exils perpétuels qui ont été le lot de sa famille depuis 1918. Le 31 mai 1961, il renonce officiellement au trône impérial, ce qui lui permet de devenir citoyen de la République d’Autriche. « C’est une décision qui m’a beaucoup coûté sur le plan personnel », m’a-t-il expliqué. «  Même si philosophiquement, elle ne changeait rien. »  Pour autant, il ne s’installe pas dans son pays natal, mais en Bavière. Naturalisé allemand, il peut mener ses activités politiques en toute liberté. Et notamment se faire élire en 1979 au Parlement européen sur la liste du parti chrétien-social bavarois (CSU). Il occupera ce siège pendant vingt ans. Son souci, dans ces fonctions, sera de ne jamais sacrifier l’Europe véritable, celle des peuples et des âmes, à une Europe « technique », marché commun ou bureaucratie commune. Et de ne pas oublier la moitié Est du continent.

 

Les historiens découvriront peu à peu le rôle déterminant qu’il a joué, en 1989, dans la chute du communisme et la réunification européenne. Dans notre entretien de Pöcking, il m’annonça à l’avance l’ouverture des frontières, le retrait soviétique, la chute des communismes européens, la réunification allemande – autant d’évènements qui allaient se dérouler au cours des mois suivants et qui où ses réseaux allaient sans cesse intervenir. Le « pique-nique paneuropéen », qu’il organisa le 19 août 1989 à la frontière austro-hongroise, fut en particulier l’événement déclenchant du grand exode vers l’Ouest qui allait ébranler la RDA et la Tchécoslovaquie.

 

Pendant les dernières années de sa vie, il se préoccupait surtout du rapprochement des trois grandes religions monothéistes. « Un conflit avec l’islam est une absurdité », m’avait-il dit à Pöcking. « C’est une guerre fratricide. La chrétienté est fille d’Israël. Et l’islam n’est qu’une hérésie chrétienne. »

 

Il s’est éteint chez lui le 4 juillet dernier, à l’âge de quatre-ving-dix-huit ans. Et il a été inhumé en empereur et roi : treize jours de deuil dans tous les pays qui avaient appartenu à la Double Monarchie, cinq messes solennelles successives – deux en Bavière, deux en Autriche et une en Hongrie -, trois offices religieux juifs, un office musulman. Comme si l’élément spirituel de la monarchie, auquel il avait consacré son existence, avait fini par faire resurgir l’élément politique du néant et de l’oubli, après un hiatus de près d’un siècle.

 

La cérémonie principale, à Vienne, a été célébrée le 16 juillet à la cathédrale Saint-Etienne par le cardinal Christoph Schönborn. La bière était recouverte des couleurs anciennes, noir et jaune, et des armoiries impériales. Un page faisait flotter un étendard frappé de l’aigle bicéphale, tandis que retentissait, sous les voutes gothiques, le Kaiserhymne,  l’hymne impérial composé par Joseph Haydn – plus connu de nos jours, sous une forme légèrement modifiée, en tant qu’hymne national allemand…

 

Le cortège funèbre a ensuite traversé la capitale autrichienne, où toute circulation automobile avait été arrêtée, jusqu’à l’Eglise des Capucins, la mausolée des Habsbourg . Six cents gardes ruraux tyroliens, en habits traditionnels (culottes de cuir, vestes de couleur, chapeau orné de longues plumes de faisan) formaient une garde rapprochée autour du cercueil, posé sur un affut d’artillerie ; suivaient des représentants des organisations paneuropéennes dont Otto avait été l’inspirateur, des délégations des autres provinces et pays de l’Empire, des soldats portant tous les uniformes de l’histoire autrichienne. Otto sera probablement le dernier Habsbourg a être inhumé chez les Capucins. La crypte, où reposent cent cinquante souverains ou princes, est quasiment comble.

 

Au palais de Schoenbrunn, on tirait vingt et un coups de canon : un honneur que le protocole réserve aux princes régnants ou aux chefs d’Etat en exercice, et qui n’avait jamais été conféré, à ce jour, à un prétendant ou à l’héritier, si prestigieux fût-il, d’une dynastie déchue. Charles Ier avait été l’Empereur de la Paix. Otto sera à jamais l’Empereur de l’Esprit.

 

(c) Michel Gurfinkiel, 2011

 

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