Michel Gurfinkiel

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Islamistes/ L'hiver arabe

La détestation de l’Occident est le « mantra » par lequel les Frères musulmans mobilisent la « foule ». Et consolident leur pouvoir. Le martyre de l’ambassadeur Chris Stevens est l’épilogue du soi disant « printemps arabe ».

Les violences anti-américaines qui se propagent aujourd’hui au Proche et au Moyen-Orient – lynchage bestial d’un ambassadeur, Chris Stevens, et de trois de ses assistants en Libye, assaut de bâtiments diplomatiques en Tunisie ou au Soudan, manifestations ubiquitaires où le drapeau américain est brûlé ou foulé aux pieds –  nous apprennent trois choses. D’abord, ce qu’il en est vraiment du « printemps arabe ». Ensuite comment il fonctionne. Et enfin comment il affecte, à court, moyen et long terme, les intérêts vitaux des pays occidentaux.

 

Quand le « printemps arabe » a éclaté, voici près de deux ans, il a été présenté comme une  réplique du « printemps des peuples » qui avait renversé le communisme européen en 1989. Ce qui semblait soutenir cette comparaison, c’étaient les cas tunisien et égyptien. Dans les deux pays concernés, des régimes policiers étaient tombés, presque sans coup férir, devant des manifestations populaires. Et un nouveau pouvoir avait été instauré de manière apparemment démocratique, à travers des élections. Voilà qui rappelait, en effet, les « révolutions de velours » de Berlin-Est ou de Prague.

 

L’analogie a rapidement tourné court. Les élections tunisiennes et égyptiennes ont donné le pouvoir aux partis islamistes : Ennadah à Tunis, les Frères musulmans au Caire. Et ce qui est peut-être plus significatif encore, elles n’ont pas permis à d’éventuels partis libéraux, s’inspirant du modèle démocratique occidental (ou si l’on préfère universel), d’émerger. Après l’agression dont un élu français de confession musulmane, en vacances avec sa famille, a été la victime en Tunisie au mois d’août dernier – préfiguration « virtuelle » du sort qu’allait subir Stevens à Benghazi -, Laurent Joffrin, le directeur du Nouvel Observateur, n’a pas hésité à évoquer un « fascisme vert », mis en place par « des fous d’Allah répandus dans les rues avec des matraques ou bien déguisés en élus du peuple ».

 

Mais que dire des autres pays touchés par le soi disant « printemps arabe » ? En Libye, il n’y a pas eu de révolution, ni de velours ni de fer : mais une guerre civile, entre provinces, entre tribus. Elle durerait encore si la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis n’étaient pas intervenus en faveur de l’un des camps. Des élections ont donné les apparences du pouvoir à une Alliance des forces nationales regroupant cinquante-huit partis et deux cents ONG, dirigée par Mahmoud Jibril, un ancien haut fonctionnaire « modéré » de l’ère Kadhafi. Sur le terrain, c’est le chaos. Et donc l’emprise croissante des confréries islamistes.

 

Le même scénario est enclenché en Syrie : à ceci près que le soutien de la Russie y protège le régime Assad contre une éventuelle intervention occidentale. La guerre civile, entre régions, entre clans familiaux, entre communautés ethno-religieuses, peut donc durer plus longtemps qu’en Libye, et même se terminer par la victoire des maîtres actuels. Au Yémen, le conflit civil, antérieur au « printemps de Sanaa » , s’est atomisé à l’infini : les islamistes, tant sunnites que chiites, contrôlent l’arrière-pays. Les Occidentaux n’ayant pas jugé bon d’intervenir, le président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 1978, a pu organiser son départ.

 

Le « printemps arabe » a failli déborder sur Bahrein, où un petit roi sunnite règne sur une population en majorité chiite : l’Arabie Saoudite, appelée à l’aide, a jugulé l’agitation. Il menace à des degrés divers la Jordanie, le Liban. Matiné de nationalisme touareg, il a gagné le Sahara et le Sahel, démolissant au passage des lieux saints musulmans de Tombouctou, classés par l’Unesco au Patrimoine de l’humanité. Nulle part la remise en question des régimes ou Etats établis n’a conduit à plus de liberté, plus de tolérance, plus de modernité. Partout, c’est le « fascisme vert » – l’ « hiver islamique » ou islamiste – qui s’installe.

 

Pourquoi cette fatalité ? Parce que la sociologie le veut. Hillary Clinton, la secrétaire d’Etat des Etats-Unis, a frôlé cette vérité le 15 septembre, mais seulement frôlé, en déclarant que les pays du « printemps arabe » ne s’étaient pas affranchis « de la tyrannie de dictateurs » pour tomber sous « la tyrannie des foules ». Ce qu’elle n’a pas saisi, pas plus que la plupart des dirigeants occidentaux, c’est que la « tyrannie des foules » n’est pas dans le monde arabe et islamique une déviation du politique, mais son essence même.

 

Tout potentat, tout prince, tout dictateur y règne au nom de la foule et en l’instrumentalisant. Jusqu’à ce qu’un rival retourne la foule contre lui.

Comment structurer la foule, dans un sens ou l’autre ? Le verbe y est pour beaucoup. Ainsi que le recours aux mantras religieux, aux tabous, aux concepts enracinés dans l’émotionnel. Mais il faut aussi, au sein de la foule, des relais. L’écrivain et philosophe de langue allemande Elias Canetti, prix Nobel de littérature en 1981, a consacré un essai célèbre à ces phénomènes, Masse et Puissance. Il y décrit des « cristaux de masse », presque invisibles, dormants – sociétés de pensée, clubs sportifs, associations religieuses – , qui, l’impulsion venue, transforment des publics amorphes en blocs humains fanatisés. Les cristaux de masse du monde musulman, ce sont les confréries : des musulmans pieux réunis autour d’un sage, le cheikh, qui créent peu à peu des réseaux caritatifs, éducatifs, paramilitaires, et finalement des Empires.

 

Presque tous les Etats musulmans, en quinze siècles d’histoire, ont été fondés par des confréries. C’est par exemple le cas, au XXe siècle, de l’Arabie Saoudite, créée par la Wahhabiyya, la confrérie puritaine du Nejd. Ou de la Libye, forgée par la Senussiya, la confrérie soufie de Cyrénaïque. Au XXIe siècle, la Turquie que l’on croyait laïcisée et européanisée par Atatürk et ses successeurs, est passée sous le contrôle des néo-islamistes de Recep Tayyip Erdogan et de la puissante confrérie de Fethullah Gülen. Et le « printemps arabe » actuel est l’œuvre des Frères musulmans. Créés en 1930, longtemps persécutés, ils sont en train de prendre le pouvoir au Machreq comme au Maghreb.

 

Le président américain Barack Obama a bâti son image politique sur le refus de la « guerre contre le terrorisme » (entendez : « l’islamisme ») lancée par son prédécesseur George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001. Son premier geste géopolitique important – le discours du Caire, le 4 juin 2009 – a été de « tendre la main » à l’islam. Mais les Frères musulmans et leurs alliés (salafistes, Al Qaida) ont bâti leur pouvoir au sein des foules sur la détestation de l’Occident judéo-chrétien (« sionisto-croisé », pour reprendre leur langage) en général, et de l’Amérique en particulier. Plus Obama est conciliant à leur égard, donc « faible », plus ils attaqueront et humilieront les Etats-Unis.

 

On saura un jour dans quelles circonstances exactes une vidéo antimusulmane (comme il en existe beaucoup) a été traduite en dialecte égyptien et mise en ligne sur You-Tube. Ce qui est clair, c’est que le lynchage de l’ambassadeur Stevens n’a pas eu lieu par hasard un 11 septembre.

 

© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2012

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