Michel Gurfinkiel

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La cavale de "l'Ange de la Mort"

Josef Mengele est une double énigme : moitié Docteur Moreau, moitié Fantômas. Comment, à la différence d’autres criminels nazis majeurs, a-t-il pu échapper jusqu’au bout à la justice ?

Avec Josef Mengele, la réalité dépasse la fiction – et la féconde. Le cas du médecin SS d’Auschwitz avait inspiré le best-seller d’Ira Levin, Ces garçons qui venaient du Brésil, paru en 1976 et adapté au cinéma deux ans plus tard, avec brio, par Franklin J. Schaffner. Aujourd’hui, un autre roman, La Disparition de Josef Mengele, d’Olivier Guez, reçoit le prix Renaudot.

 

Mengele est en effet une double énigme. A Auschwitz, c’est l’ « Ange de la Mort ». « D’assez haute taille, élégant, il avait des cheveux d’un châtain foncé et des yeux d’un brun vert… », note l’historien Jean-Paul Picaper. « Bien éduqué, il désarmait les gens par son amabilité… mais sous une apparence douce, tranquille et intelligente », il participe aux programmes d’extermination. En triant les victimes lors de leur arrivée au camp. Mais aussi en torturant, sous prétexte d’expérimentations scientifiques, des milliers d’adultes et d’enfants.

 

Après 1945, il se transforme en Fantomas : réfugié en Amérique latine, il échappe, pendant trente-quatre ans, à la traque des services secrets israéliens, américains ou ouest-allemands, avant de mourir en 1979 d’une banale crise cardiaque pendant une séance de natation…

 

Comment un tel monstre a-t-il pu exister ? Et comment, à la différence d’autres criminels nazis majeurs, a-t-il pu échapper jusqu’au bout à la justice ? Voilà bien de quoi nourrir tous les scenarios.

 

Josef Mengele nait en 1911 à Günzburg, en Bavière, dans une famille de riches industriels catholiques. Au moment où Hitler prend le pouvoir, il est étudiant à Munich et à Francfort, et milite, comme beaucoup de ses condisciples, au Stahlhelm (« Casque d’Acier »), une organisation paramilitaire de bon ton, conservatrice et monarchiste. Mais dès 1934, il a rejoint les « révolutionnaires » du parti nazi ; et il est admis dans leur corps d’élite, la SS, en 1938. Parallèlement, il mène à bien deux doctorats : en anthropologie dès 1935, puis en médecine trois ans plus tard, en 1938. Le 28 juillet 1939 – un mois et deux jours avant le début de la Seconde Guerre mondiale – , il se marie. Son fils Rolf naît en 1944.

 

Mengele n’est mobilisé pour le service actif qu’en 1940. Lors de l’invasion de l’URSS, en 1941, il est rattaché en tant que médecin militaire SS rattaché à la division blindée Wiking. Des actes de bravoure en Ukraine lui valent les Croix de Fer de seconde puis de première classe. Grièvement blessé en 1942 à Rostov-sur-le-Don, il demande à être affecté à Auschwitz. Il est pleinement informé sur ce qui s’y passe. C’est même ce qui l’a décidé à présenter sa requête.

 

Après ses doctorats, Mengele est en effet resté en contact avec son ancien directeur de thèse à Francfort, le généticien Othmar von Verschür, spécialiste des gémeaux, qui rêve de mener des expérimentations à grande échelle sur des sujets vivants. Or le système génocidaire nazi fournit précisément de tels cobayes par milliers. En principe, Mengele n’a pour mission, à Auschwitz, que le contrôle sanitaire d’un camp spécial réservé aux Tziganes. En pratique, il a carte blanche pour se constituer, à partir de toutes les catégories de déportés, un « cheptel » destiné à ses « recherches ».

 

Il lui suffit de se tenir sur le quai lors de l’arrivée des trains de déportés à Birkenau, la gare centrale d’Auschwitz. La plupart des autres médecins SS considèrent cette opération, qui peut durer des heures, comme une « corvée » atroce – et tentent de s’en dispenser. Mengele s’y livre avec délectation.

 

Un rescapé a témoigné : « Il se tenait devant nous, souriant, sanglé dans un uniforme impeccable, les bottes étincelantes. Il nous regardait attentivement au fur et à mesure que nous passions devant lui. D’un geste, il faisait son choix. A sa droite, ceux qui allaient bénéficier d’un sursis. A sa gauche, ceux qui allaient mourir immédiatement. Une sorte de jugement dernier satanique ». Les « sursitaires » sont destinés avant tout au travail forcé, notamment dans les usines de caoutchouc synthétique gérées de la société IG Farben. Mais Mengele peut y adjoindre ses « sujets » : jumeaux, femmes enceintes, femmes avec nourrissons, nains, personnes affligées d’yeux vairons -, ou n’importe quel autre individu qui l’ « intéresse ».

 

Les cobayes sont d’abord bien traités, notamment les enfants. Se présentant comme un « oncle » bienveillant, Mengele leur rend visite et leur distribue des friandises. Mais ensuite, il procède aux « expérimentations ». Sur les jumeaux, il s’agit de comparer les réactions de deux individus identiques à des épreuves « extrêmes » : amputations, inoculation de bactéries, transfusions, exposition au froid ou à la chaleur, gangrènes artificiellement provoquées. Mêmes démarches sur les femmes enceintes ou les nourrissons. Sur les autres sujets, on teste des produits toxiques ou au contraire de nouveaux produits pharmaceutiques. Après leur décès, les victimes sont disséquées. Dans certains cas, on préserve leur squelettes ou des tissus. Ce qui reste est incinéré.

 

Mengele n’est pas, dans l’Allemagne nazie, le seul « chercheur » de ce type. De nombreux universitaires ou médecins, SS ou non, se livrent un peu partout à des opérations analogues. Y compris à l’université de Strasbourg, l’Alsace ayant été réannexée au Reich en 1940. Mais personne ne sévit sur un aussi grand nombre de victimes. A Strasbourg, le professeur August Hirt, collectionneur de crânes de « sous-hommes », semble avoir tué un peu plus d’une centaine de personnes. Mengele a « traité » plusieurs milliers de malheureux.

 

En février 1945, Mengele fuit vers l’Allemagne de l’Ouest sous un uniforme de la Wehrmacht, pour ne pas tomber aux mains des Soviétiques mais des Anglo-Saxons. Mais il met en lieu sûr les compte-rendus de certaines de ses « expérimentations ». Arrêté par les Américains en juin, il est libéré le mois suivant, sous son propre nom – qui ne dit rien aux enquêteurs. Et par une chance inouïe, il ne porte pas le tatouage habituel des SS : l’indication du groupe sanguin.

 

Mengele se cache dans une ferme en Bavière, sous le nom de Fritz Ulmann. Lors des procès de Nuremberg, de novembre 1945 à octobre 1946, son nom et son rôle sont cités pour la première fois par des témoins. Il sait qu’il doit fuir à l’étranger. En juillet 1949, il s’embarque à Gênes pour l’Argentine, muni d’un faux passeport délivré par l’intermédiaire de la Croix-Rouge. Sa femme refuse de l’accompagner.

 

Jean-Paul Picaper, spécialiste des questions allemandes, vient de consacrer un livre remarquable à Ces Nazis qui ont échappé à la corde. Il y relate l’impunité ou la quasi-impunité de certains (à commencer par Von Verschür, qui poursuivit une brillante carrière universitaire après 1945), et la longue traque de quelques « vedettes ». Il y aborde aussi la question des soutiens dont ces personnes ont pu bénéficier. Ses conclusions sont à la fois implacables et mesurées.

 

Oui, les nazis en cavale ont été aidés par de nombreux réseaux : notamment des filières catholiques, par charité mal comprise ou sous l’influence d’un prélat authentiquement pro-nazi, l’évêque autrichien Alois Huldal, mais aussi, dans le contexte de la guerre froide, les services secrets des deux blocs. Non, l’Internationale néo-nazie décrite par le romancier britannique Frederick Forsyth dans son livre Dossier Odessa, paru en 1972, n’a jamais existé : ou plus exactement, elle n’a pas existé sous une forme structurée. Une fois arrivés dans un pays sûr, généralement en Amérique du Sud ou au Moyen-Orient, les fugitifs ont bénéficié le plus souvent de l’aide des communautés allemandes locales, qui ne cherchaient pas à en savoir trop. Ou parfois de leur famille en Allemagne même.

 

Les Mengele de Günzburg savaient où était le « mouton noir » Josef. Ils ont probablement financé ses caches successives et fait le nécessaire pour les dissimuler. La solidarité de clan, le refus de livrer un parent, même criminel, a joué. Mais aussi le désir d’éviter à tout prix un procès qui eût tarni la réputation des entreprises familiales. Chose incroyable, Mengele peut ainsi divorcer sous son identité véritable en 1956 et se remarier en 1958. Mieux, il effectue des voyages en Europe : en Suisse, à Günzburg même. Il revoit son fils Rolf, d’abord en se faisant passer pour un oncle, puis en lui révélant sa véritable identité.

 

Le divorce de 1956 a été une erreur. Elle permet à la justice ouest-allemande de retrouver sa trace en Argentine, et de demander son extradition en 1961. Mengele se réfugie au Paraguay, où règne un dictateur d’origine allemande, Alfredo Stroessner. Puis au Brésil, où il va de cache en cache – avec la complicité de plus en plus chiche et distante de sa famille. En 1977, il reçoit cependant au Brésil la visite de Rolf. Celui-ci l’interroge, pour la première fois, sur son passé. Rolf relatera la scène onze ans plus tard, en 1986, à la télévision américaine : « Il n’a exprimé sans aucun remords. J’étais horrifié ». L’interviewer, Phil Donahue, lui demande alors pourquoi il n’a pas alerté la police. « Je ne pouvais pas, dit Rolf. C’était un monstre, mais c’était mon père. »

 

En 1985, la police ouest-allemande trouve à Günzburg, chez un ami de la famille, de nombreux documents concernant la cavale de Mengele – et les circonstances de sa mort. Une exhumation est opérée à Sao Paulo, sur réquisition du parquet allemand : les restes semblent bien être ceux du criminel nazi. Ce sera confirmé en 1992, à la suite d’une vérification de l’ADN.

 

Ultime question soulevée par Picaper : les Israéliens avaient-ils localisé au Brésil ? Zvi Aharoni, l’un des agents du Mossad qui avait procédé à l’enlèvement d’Adolf Eichmann en Argentine, a révélé que Mengele avait été quasiment localisé près de Sao Paulo en 1962. Cette information a été confirmée par le journaliste d’investigation Ronen Bergman, dans un ouvrage récent consacré aux services secrets israéliens, Rise and Kill First.

 

Selon Aharoni et d’autres sources, le gouvernement israélien avait décidé de remettre à plus tard une éventuelle opération contre Mengele au Brésil au début des années 1960. Trop de moyens auraient du être mis en œuvre. Et il était politiquement difficile de violer la souveraineté d’un second pays souverain latino-américain. Même pour que justice soit faite.

 

Ronen Bergman précise cependant que le conservateur Menahem Begin, quand il devient premier ministre en 1977, donne l’ordre de rouvrir le dossier Mengele. Mais quand les Israéliens retrouvent à nouveau la trace de l’Ange de la Mort, deux ans plus tard, celui-ci vient de se noyer…

 

Jean-Paul Picaper, Ces Nazis qui ont échappé à la corde. L’Archipel, 450 pages, 24 euros.

Ronen Bergman, Rise and Kill First, Penguin Random House, 737 pages, 22,48 dollars.

 

© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles

 

Membre du Comité éditorial de Valeurs Actuelles, Michel Gurfinkiel est le fondateur et président de l’Institut Jean-Jacques Rousseau (Paris), et Shillman/Ginsburg Fellow au Middle East Forum (Philadelphie).

 

 

 

 

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