Michel Gurfinkiel

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Livres/ Huntington persiste et signe

""Dès 1993, dans l’euphorie qui avait suivi la fin de la guerre froide, il avait prophétisé " le choc des civilisations ". Onze ans plus tard, Samuel Huntington persiste et signe : en plaidant pour la restauration de l’Etat-nation.Bons ou mauvais,  convaincants ou non, lus avec attention ou ramenés à un résumé plus ou moins fidèle, certains textes marquent à jamais leur époque : notamment parce qu’ils semblent prédire la suite des événements.  Ainsi du pamphlet de Siéyès, Qu’est-ce le Tiers-Etat ? ,  avant-coureur de la révolution de 1789, ou de l’essai de Hélène Carrère d’Encausse, L’Empire éclaté, qui annonçait dès 1978 la désintégration de l’URSS. Les écrits de Samuel Huntington sur Le Choc des civilisations – un article publié par la revue Foreign Affairs en 1993, puis un livre du même nom,  en 1995 – entrent dans la même catégorie.

Quand ils paraissent, la guerre froide vient de s’achever : mais de nouveaux conflits, d’un format plus modeste, se multiplient, de l’Irak au sous-continent indien, en passant par l’ex-Yougoslavie et le Caucase. Huntington, professeur à Harvard, les prend au sérieux. Et leur trouve un point commun : ils se situent sur une ligne de rencontre, ou plutôt, de collision, entre des aires culturelles et religieuses différentes. Selon lui, ce type de conflit est appelé à se généraliser – et à s’amplifier – dans le monde " multipolaire " qui remplace désormais le système binaire Est-Ouest.

La thèse fait scandale : elle va à l’encontre de l’optimisme de rigueur et surtout des idéologies " politiquement correctes " , fondées sur le dogme d’une société à la fois " globalisée "" métissée ", " sécularisée " et unisexe. Elle n’en rencontre pas moins un large succès, au point que l’expression " choc des civilisations " entre  rapidement dans le langage courant. Elle le doit à son haut pouvoir heuristique : Huntington " déchiffre " l’actualité plus clairement, et plus simplement, avec une plus grande économie de moyens, que d’autres théoriciens. Les méga-attentats du 11 septembre 2001 et ce qui s’ensuit – la " croisade " américaine contre le " djihad " arabo-musulman – semblent valider son analyse de manière définitive.

Un autre se serait reposé sur ces lauriers, ou aurait accepté de passer pour le penseur officiel de l’administration Bush. Huntington va plus loin. Dans un nouveau livre, Who Are We ? (" Qui sommes nous ? "), il précise sa pensée. Certes, il faut tenir compte des différences et des heurts entre civilisations différentes, ou systèmes religieux et culturels différents. Mais ce qui est vraiment en question, selon lui, c’est l’Etat-nation :  la fusion, sur un espace défini, du politique et d’une identité communautaire.  Et le vrai danger pour les civilisations occidentales ou judéo-chrétiennes,  ce n’est ni la confrontation mystique ou philosophique avec d’autres civilisations, ni même l’affrontement armé, mais la dissociation interne : l’illusion dite " multiculturelle ", selon laquelle un Etat efficace n’a pas besoin d’une " communauté dominante ".

D’emblée, Huntington aborde le cas de son propre pays, les Etats-Unis. Il s’inscrit en faux contre l’idée à la mode selon laquelle l’Amérique serait " une nation d’immigrés ", de déracinés d’origines multiples. Au contraire, elle a été créée par un groupe ethnique et religieux extrêmement  cohérent et conscient de son identité propre : les colons protestants venus de Grande-Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ce groupe édifia, pendant deux cents ans, des années 1630 aux années 1830, une période plus longue que l’histoire subséquente des Etats-Unis, " une société et une culture à laquelle tous les autres immigrants durent s’intégrer ". En d’autres termes : " Avant que les immigrants ne peuplent l’Amérique, il fallait que les premiers colons l’eussent constituée  en tant que telle ".

La primauté de la culture anglo-saxonne et protestante des origines est restée en place jusqu’au milieu du XXe siècle. Elle n’a pas empêché l’accueil et l’intégration d’autres groupes, en fonction exacte de leur ajustement au modèle national : " Des millions d’immigrants ont eu ainsi accès, ainsi que leurs descendants, à une situation de richesse, de puissance et de prestige au sein de la société américaine ". Les juifs d’origine hollandaise ou portugaise et les protestants d’origine germanique ou scandinave ont été les premiers à accepter ce compromis (le " rêve américain ") et à en tirer parti.  Ce fut ensuite le cas des Français, Canadiens et Irlandais catholiques, des juifs d’Europe centrale et orientale, des Italiens, Polonais et Ukrainiens catholiques, des Grecs, Russes et Arméniens orthodoxes, des Arabes chrétiens du Liban ou de Syrie, des Japonais bouddhistes ou christianisés, et aussi, bien sûr, des élites noires.

Tout change à partir des années 1960. De nouvelles lois sur l’immigration mettent toutes les origines ethniques, géographiques et religieuses à égalité. Et au sein même de la société américaine, le modèle national est peu à peu abandonné au profit d’un multiculturalisme qui donne le même statut à toutes les langues et à tous les particularismes. Pour Huntington, ce changement, imposé par les classes dirigeantes mais contesté par les classes moyennes et les milieux populaires, risque d’avoir à terme des conséquences catastrophiques. " L’Etat-nation est imparfait. Mais sans nation, plus d’Etat ".

Statistiques à l’appui, le professeur de Harvard démontre en effet que la société américaine s’est scindée en deux groupes : les Américains et les Néo-Américains. Les premiers sont en majorité des Blancs nés aux Etats-Unis ou des Blancs non-hispaniques nés à l’étranger : " Blanc " signifiant, dans le langage démographique américain, " d’origine européenne et judéo-chrétienne ". Les autres sont en majorité des non-Blancs ou des Hispaniques, nés aux Etats-Unis ou à l’étranger.

Un sondage réalisé pour World Values Survey en 1991 – au moment de la première guerre d’Irak – indiquait déjà que 79 % des Blancs nés aux Etats-Unis et 81 % des Blancs non-hispaniques nés à l’étranger étaient " prêts à se battre pour les Etats-Unis ". Ce pourcentage tombait à 75 % chez les immigrants non-Blancs, à 67 % chez les Noirs et à 52 % chez les Hispaniques. Un sondage réalisé pour ABC News/Washington Post en 2002 – après la guerre d’Afghanistan et avant la deuxième guerre d’Irak – confirmait la tendance :  74 % des Blancs se déclaraient " extrêmement  fiers d’être Américains " " territoires perdus en 1848 ", du Texas à la Californie…

Mais l’essentiel de son analyse n’est pas là. L’Amérique ne doit pas lutter, selon lui, contre une immigration en particulier, ni contre l’immigration en soi, mais tout simplement réaffirmer une identité nationale. " Nous avons le choix entre trois possibilités : une Amérique devenue le monde ; un monde devenu américain ; ou une Amérique qui reste l’Amérique ". C’est la troisième qui lui paraît la plus sûre, pour l’Amérique et le monde. Un raisonnement que les Européens devraient méditer, eux aussi.

" Who Are We ? ", par Samuel Huntington. Editions Simon & Schuster, 448 pages, 27 dollars.

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