La Troisième Guerre de Gaza se termine sur un succès israélien éclatant en matière de défense stratégique. Mais les jihadistes croient toujours à leur "victoire finale".
Appelons provisoirement ce conflit la Troisième Guerre de Gaza. Il aura duré près de deux mois : des premiers jours de juillet aux derniers jours d’août. C’est le treizième conflit majeur de l’histoire israélienne, et l’un des plus longs ; le septième qui oppose l’Etat juif à une confrérie-Etat islamique plutôt qu’à un Etat souverain classique ; le troisième qui le met aux prises avec le Hamas, la branche palestinienne des Frères musulmans.
Une guerre est d’abord un événement politique. Elle révèle ou mesure, entre deux communautés humaines, entre deux pouvoirs ou deux Etats, un certain rapport de force. Elle modifie certains faits ou établit, au contraire, que certains faits ne peuvent être changés. Ce qui peut affecter de diverses façons le fonctionnement ou même l’existence des communautés, pouvoirs ou Etats en question.
Mais la guerre est aussi une performance technique : une mobilisation plus ou moins complète, par chacun des protagonistes, de ressources humaines ou matérielles ; un emploi plus ou moins heureux de technologies ou d’appareils ; l’application plus ou moins efficace de méthodes et de procédés.
Il est évident que le premier aspect dépend du second : on ne recourt politiquement à la guerre que dans la mesure où l’on peut techniquement la mener, ou qu’on s’est persuadé, à tort ou à raison, qu’on le peut.
Inversement, l’idée même de faire la guerre, la tentation politique d’y recourir, naît souvent de l’invention ou de la possession de certains moyens techniques. « Ton pays est mûr pour la guerre grecque », dit le Grec Ulysse au Troyen Hector dans la pièce de Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Ce qui signifie que les Grecs disposent désormais des moyens techniques de vaincre Troie, ou croient en disposer, et que cet avantage rend, dans leur esprit, la guerre non seulement vraisemblable, mais inévitable. Diplomate de carrière, Giraudoux transposait dans sa tragicomédie ce qu’il savait des relations franco-allemandes de la fin des années 1930 : le rapport de forces était trop défavorable à la IIIe République pour que le IIIe Reich ne fût pas tenté de l’attaquer.
Au-delà de leurs péripéties et de leurs scénarios successifs, les conflits qui opposent depuis près de cent ans l’Israël moderne et ses voisins islamiques tournent autour d’une tentation analogue. Certes, les nationalistes arabes et les islamistes arabes et non-arabes veulent détruire Israël pour des raisons religieuses, culturelles, idéologiques, politiques, géopolitiques. Ils voient le monde comme un « jeu à somme nulle », où le gain des uns équivaut à la perte des autres, et l’essor d’Israël comme une atteinte à leur propre existence.
Mais plus encore, les nationalistes arabes et les islamistes arabes ou non-arabes pensent que la destruction d’Israël est à la fois possible et inéluctable. Il est évident, selon eux, qu’Israël ne fait pas le poids. Il y a moins d’Israéliens que d’Arabes, moins de juifs que de musulmans. Il n’y a qu’un seul Etat d’Israël, face à des dizaines d’Etats arabes ou musulmans. Le pays juif est exigu, sans profondeur stratégique. A terme, se disent-ils, Israël, cette incongruité, doit tomber. Il est mûr pour la « guerre arabe ». Mûr pour le jihad.
D’après ce raisonnement, le fait que ce calcul, depuis près de cent ans, soit constamment déjoué, qu’Israël ait constamment fait face à ses ennemis en dépit de données brutes défavorables, qu’il ait opposé avec succès la qualité à la quantité, ne saurait être pris en considération. Pour deux raisons.
La première, c’est qu’Israël, selon les nationalistes arabes et les islamistes arabes ou non-arabes, n’aurait obtenu ses succès – politiques ou techniques – qu’avec l’aide des « impérialistes » ou « croisés » occidentaux (et même soviétiques), ou de « renégats » musulmans. Si cette aide cesse, si les « impérialistes » ou « croisés » abandonnent l’Etat juif pour une raison ou pour une autre, Israël est réduit à sa taille réelle – et condamné à brève échéance.
Cette analyse ne fait que projeter sur Israël la situation des pays arabes ou islamiques eux-mêmes, qui ont du ou doivent encore l’essentiel de leur puissance militaire, voire de leur existence étatique, à des soutiens extérieurs : britanniques, soviétiques, américains, chinois, nord-coréens.
Elle est fausse sur l’essentiel : la puissance israélienne est avant tout le résultat d’efforts israéliens. Mais elle n’est pas absurde à d’autres égard : Israël a sans cesse été trahi par des alliés, et chaque trahison a constitué une épreuve grave. Il a été abandonné par deux alliés majeurs, l’URSS dès la fin des années 1940 et la France dans les années 1960 ; il a perdu deux alliés islamiques (l’Iran en 1979, la Turquie à partir de 2002) ; son statut international a varié sans cesse en fonction du soutien occidental et par implication de la puissance relative et de la cohésion des Occidentaux ; un abandon américain, aujourd’hui, n’est pas impossible, et aurait des conséquences beaucoup plus graves que les autres abandons ou trahisons.
La seconde raison amenant les nationalistes arabes et les islamistes arabes ou non-arabes à minimiser la résilience israélienne, c’est un calcul de probabilités. Israël peut gagner mille batailles : il semble arithmétiquement voué à en perdre une – qui serait décisive.
Pas question, dès lors de faire la paix avec lui. On peut faire une trêve, tout au plus, pour préparer une nouvelle bataille – ou surmonter les pertes qu’il a infligé. On peut signer un traité de paix avec Israël, d’Etat à Etat : la diplomatie est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Mais pas faire la paix, de peuple à peuple.
Dans cette logique, les Etats ou pouvoirs arabes ou islamiques dits du « champ de bataille », activement engagés dans la confrontation avec Israël, ont constamment cherché une « brèche », un moyen technique d’annuler sa résilience. Aussi bien sur le plan classique (armées contre armées) que « révolutionnaire » (terrorisme, insurrection, désobéissance civile, propagande, désinformation, boycott).
En 1948, les Etats du « champ de bataille » croyaient pouvoir surclasser les Juifs de Palestine, ne disposant que de milices, avec des armées classiques formées, équipées et même encadrées par les Britanniques (armées égyptienne et irakienne, Légion arabe transjordanienne). En 1967 1973 et 1982, ils ont recouru des armées restructurées et rééquipées par les Soviétiques : la guerre de 1973, en particulier, a été marquée par l’emploi d’un armement soviétique révolutionnaire, le missile sol-air déjà utilisé au Vietnam (SAM) ; et la brève bataille israélo-syrienne au Liban, en 1982, par le déploiement d’avions et de chars soviétiques de la dernière génération. Le terrorisme, utilisé dès les années 1920 contre les Juifs de Palestine, employé contre Israël parallèlement aux moyens classiques de 1948 à 1973, a culminé avec les attentats suicide du début des années 2000.
Les missiles, envisagés par Nasser dès les années 1950, employés pour la première fois par Saddam Hussein en 1991, ont été employés massivement, en tant qu’armes attritives, par le Hezbollah libanais en 2006, puis par le Hamas gazaoui à partir de 2007. L’arme nucléaire, dont l’Irak avait failli se doter sous Saddam Hussein, semble être aujourd’hui à la portée de l’Iran. Le Hezbollah a testé des drones et des missiles antichars ou antinavires. Appliquant des méthodes soviétiques et chinoises, et disposant peut-être à cet égard d’une assistance russe, chinoise ou nord-coréenne, le Hezbollah et le Hamas ont renforcé leurs capacités défensives et offensives en créant des réseaux denses de bunkers et de tunnels transfrontaliers.
Israël a relevé presque tous ces défis : avec un armement et un encadrement hétéroclite en 1948 ; en maîtrisant le binôme avions/chars en 1956 puis le trinôme avions/chars/ordinateurs en 1967 ; en neutralisant les missiles sol-air en 1973 ; en faisant état d’un potentiel nucléaire en 1974 ; en maîtrisant les armes dites « intelligentes » dès les années 1980, puis en devenant un pionnier de la guerre informatisée (la « Révolution dans les affaires militaires » ou RAM) et des engins militaires sans pilote (drones) ; et finalement en déployant le premier système global de défense antimissiles de l’histoire.
La défense antimissiles israélienne comporte quatre types d’engins :
(1) Le Patriot, intercepteur sol-air dirigé contre certains types d’avions et des missiles à moyenne et longue portée. C’est un engin de fabrication américaine, mis au point aux Etats-Unis en 1984 et déployé en Israël à partir de 1991. Mais les Israéliens ont apporté d’importantes améliorations à la version américaine initiale, peu performante (40 % d’interception en 1991, lors de sa seule utilisation en temps de guerre, face aux missiles Scud irakiens). Dans ses nouvelles versions, américano-israéliennes, le Patriot est actuellement déployé sur le front nord et nord-est, face au Hezbollah libanais, à la Syrie et à l’Iran.
(2) L’Arrow ou Flèche (Hetz en hébreu), intercepteur sol-air dirigé contre des missiles balistiques à longue portée et en haute altitude, susceptibles de porter des charges nucléaires. C’est un engin conçu et produit en Israël, en coopération avec les Etats-Unis. La version la plus récente (Arrow-3), développée en 2012, a atteint 99 % de ses cibles au cours d’exercices. Plusieurs batteries sont déployées au centre du pays.
(3) L’ Iron Dome ou Dôme de Fer (Kipath Barzel en hébreu), intercepteur sol-air contre des missiles et des obus à portée moyenne, conçu et développé par Israël, en coopération avec les Etats-Unis. Il a été utilisé pour la première fois à l’automne 2012, pendant la Deuxième Guerre de Gaza. Le résultat a été exceptionnel : « Un armement offensif ou défensif est tenu pour efficace quand il atteint un rendement de 75 % », notait l’ancien sous-secrétaire américain à la Défense Dov Zakheim. « Le Dôme de Fer, quant à lui, a atteint un rendement de 90 % ». Les mêmes résultats ont été atteints pendant la Troisième Guerre de Gaza. Cette technologie a empêché le Hamas d’infliger des pertes humaines et matérielles lourdes aux villes (aussi les agglomérations du Sud que le Grand Tel Aviv ou Jérusalem) et de désorganiser, par voie de conséquence, l’économie israélienne.
(4) Le David Sling ou Fronde de David (Kela David en hébreu), intercepteur à capacité multiple (sol-air, mer-air, air-air) conçu et développé par Israël, en coopération avec les Etats-Unis. Il a été testé avec succès et de manière répétée depuis 2012. Cet engin devrait assurer une défense quasi-totale contre les missiles à longue portée et les missiles de croisière.
Les milieux militaires ont longtemps douté de la faisabilité et a fortiori de l’efficacité d’une défense stratégique : même aux Etats-Unis où des programmes de défense stratégique ont été lancées dans les années 1980, sous l’administration Reagan. Israël a apporté la preuve expérimentale de l’utilité d’un tel dispositif, en particulier avec le Dôme de Fer. C’est considérable en soi. Pour Israël, mais aussi pour tous les pays occidentaux, et notamment pour une Europe exposée à des menaces balistiques sur ses flancs sud et est.
Mais on peut d’ailleurs se demander si l’échec des stratégies de bombardement attritif par missiles à courte ou moyenne portée dès 2012 n’a pas conduit le Hamas à développer parallèlement une autre stratégie, dont les combats de 2014 ont révélé l’ampleur potentielle : la pénétration terroriste à travers des tunnels transfrontaliers.
D’une manière plus générale, les nationalistes arabes et les islamistes arabes ou non-arabes estiment qu’ils disposent, quels que soient les ripostes technologiques et tactiques israéliennes, d’une « arme ultime » : l’interpénétration totale, dans les territoires qu’ils contrôlent, des personnels et appareillages militaires avec les populations civiles. Cette interpénétration leur permet de présenter toute attaque ou contre-attaque israélienne comme un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. Ce qui, en retour, inhibe de façon croissante la stratégie et la tactique israéliennes. Le fait est que les dirigeants israéliens ont renoncé, en 2014 comme en 2012, à éradiquer totalement le Hamas à Gaza, en dépit d’une supériorité avérée.
© Michel Gurfinkiel, 2014