Anciennete, homogénéité, singularité culturelle, singularités géopolitiques : le peuple juif est un hapax, une catégorie anthropologique en soi.
Qu’est-ce qu’Israël ? Qu’est ce que le peuple hébreu, israélite ou juif, pour reprendre trois termes qui, distincts en soi, ont fini par se confondre ? Un hapax : une catégorie anthropologique en soi, unique, singulière.
Le peuple juif est un hapax par son ancienneté : trois mille ans au moins d’histoire. Et au sein de cette histoire, une cohérence extrêmement forte. Un Israélite de l’époque des Juges et un Israélien moderne pourraient tenir une conversation ensemble : ils parleraient, pour l’essentiel, la même langue ; et leur vie quotidienne serait marquée, sur bien des plans, par les mêmes croyances et les mêmes rites. Ce serait encore plus vrai entre un Judéen de l’époque du Second Temple et un Israélien moderne. Aucune autre communauté humaine ne présente une telle continuité.
Le peuple juif est un hapax par son homogénéité, comme le démontre aujourd’hui la génétique des populations : la quasi-totalité des populations juives modernes – à l’exception des juifs éthiopiens et d’une partie des juifs indiens – se rattache en effet à huit lignages moyen-orientaux apparentés, originaires du Kurdistan irakien actuel.
Selon la formule du généticien américain Michael F. Hammer, directeur de recherche à l’Université de l’Arizona : « Le pool génétique des communautés juives, qu’elles soient ashkénazes ou sépharades, est plus proche dans chaque pays de celui de n’importe quelle autre communauté juive dans le monde que de celui de la population non-juive locale, ce qui semble montrer que les conversions et les mariages mixtes ont joué un rôle négligeable dans l’histoire du peuple juif ». Contrairement à des hypothèses élaborées au XIXe siècle, reprises par Arthur Koestler, dans La Treizième Tribu (1976), et par Shlomo Sand dans Comment le peuple juif fut inventé ? (2008), on sait désormais de manière sûre, que les communautés est-européennes ne descendent nullement des Khazars, un peuple turcophone du sud-est de la Russie actuelle, qui s’était partiellement converti au judaïsme au VIIIe siècle, ni les juifs moyen-orientaux ou nord-africains d’Arabes ou de Berbères.
Le peuple juif est également un hapax par son idéologie, l’ensemble de valeurs dont il se dote à travers les textes bibliques, post-bibliques, et rabbiniques. Il s’est voulu « peuple-prêtre » (Exode, XIX, 6), au service d’un Dieu qu’il a été le premier à entrevoir, un Dieu un, unique, transcendant, éthique, Roi du Monde et en même temps compagnon de chaque âme vivante. Ce sacerdoce, il a entendu l’exercer à travers un maillage de lois-sacrements, les mitzvoth ou « commandements divins ». Mais aussi – ce point est capital – à travers l’étude : mois au sens de mémorisation d’une doctrine et de règles reçues une fois pour toutes, que d’une constante réinvention et de débats contradictoires, rendus nécessaires par la complexité même des mitzvoth.
« L’ignorant ne peut être pieux », tranchent les Sentences des Pères (II,6), avant d’ajouter : « Celui qui n’ose pas poser des questions ne peut apprendre ». Le traité des Bénédictions (64a) assure que « les Sages accroissent la paix dans le monde ». A travers leurs « disputations », précisent les Sentences (V,20), car « toute disputation par amour du Ciel – de la vérité – mène à une fin positive ».
En d’autres termes, les juifs ont investi d’emblée dans l’immatériel plutôt que le matériel, et dans ce que nous nommerions aujourd’hui « l’information ». Les autres communautés humaines se dotent, quand elles le peuvent, d’élites intellectuelles ; chez les juifs, toute la communauté a été appelée ou incitée à constituer être une telle élite.
« Les juifs », écrira Charles Péguy dans un raccourci célèbre, vers 1910, « savent lire depuis deux mille ans, les protestants depuis quatre cents ans, les catholiques depuis vingt ans ». Propos excessif, sans doute ; mais qui reflète une réalité. Dans l’Israël ancien, si l’on en croit la Bible, lecture et écriture vont de soi, à n’importe quel âge et dans n’importe quelle classe sociale. A l’époque romaine, les deux tiers des juifs mâles au moins semblent avoir été alphabétisés, contre un sixième des mâles dans l’ensemble de la société. Au Moyen-Age, les trois quarts, contre moins d’un dixième chez les non-juifs. A partir du XIXe siècle, cette passion pour l’intelligence en tant que telle subsiste souvent, sous une forme laïcisée, chez ceux des juifs qui, pour une raison ou une autre, par contrainte ou choix, négligent ou renient leurs autres traditions.
Le peuple juif est enfin – conséquence et somme des singularités précédentes – un hapax géopolitique.
Etabli vers le XIIe siècle avant l’ère chrétienne dans le pays de Canaan, qui devient de ce fait Eretz-Israël, la « Terre d’Israël », il est par deux fois vaincu et déporté par de puissants Empires, aux VIIIe et VIe siècle avant l’ère chrétienne, et aux Ier et IIe siècles de cette ère, mais parvient, par deux fois, à revenir dans sa patrie et à la restaurer (la seconde fois, après un hiatus de près de deux millénaires).
Il crée aussi une Diaspora, une galaxie de communautés « exilées », transplantées, qui essaiment peu à peu dans le monde entier. Le Livre des Psaumes lui enjoint de ne jamais « oublier Jérusalem » (CXXXVII), mais le prophète Jérémie, tout en promettant le Retour, lui prescrit de s’intégrer aux pays où il réside : « Construisez des maisons et habitez-les, plantez des jardins et mangez en les fruits, prenez des femmes et engendrez des garçons et des filles, trouver à ces enfants des épouses et des maris afin qu’ils engendrent à leur tour, et qu’ainsi ils croissent en nombre au lieu de diminuer », sans omettre de « prier pour la paix et la prospérité du pays, car de celle-ci dépendra votre propre paix et votre propre prospérité ». (XX, 5-13).
Il préserve sa langue mais en apprend d’autres ; il maintient ses coutumes, mais sait s’ajuster à celles des autres peuples ; il inspire autrui, mais trouve en lui, symétriquement, inspiration et sagesse. « Plus attaché à ses lois religieuses qu’à ses vêtements », selon la formule du voyageur anglais John Evelyn, il se soumet à l’Etat en matière civile et politique, de manière quasi-laïque, selon l’adage talmudique Dina de Malkhuta Dina (« La loi du royaume est la loi »).
Ces singularités constituent tantôt des chances, et tantôt des malchances. Etre différent et miser sur l’esprit rend fort et suscite l’admiration, mais peut également rendre vulnérable et susciter la jalousie et la suspicion.
De même, les prospérités d’aujourd’hui, fruit des vertus collectives, peuvent conduire aux déclins de demain : selon un schéma malthusien que rien ne contrarie ou corrige jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, l’efficacité économique entraîne un accroissement démographique, qui conduit, une ou plusieurs générations plus tard, les revenus s’étant divisés et les ressources ayant cru plus lentement que la population, à une paupérisation.
L’histoire juive s’inscrit ainsi, sociologiquement, politiquement et économiquement, dans une succession de cycles positifs et négatifs de longue, moyenne et courte durée. Le cycle vertueux n’a parfois pas encore épuisé ses virtualités que l’anticycle vicieux commence déjà. L’inverse n’est pas moins vrai. Et l’on passe de l’un à l’autre avec une déconcertante soudaineté. Le Livre de l’Exode fournit le double prototype de ces situations : « un roi nouveau, qui n’avait pas connu Joseph, se leva sur l’Egypte » (I, 8), et asservit les Hébreux ; mais bientôt Moïse conduisit les Hébreux hors d’Egypte, au milieu de cataclysmes et de prodiges (à partir de III, 7-20).
© Michel Gurfinkiel, 2015