Michel Gurfinkiel

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Michel Gurfinkiel

Russie/ Boris Eltsine, ou le complexe d'Alexandre

L'image qui restera de Boris Eltsine (1931-2007) : l'homme qui, debout sur char, exhorte en 1991 les Moscovites à renverser définitivement le communisme. Mais comment cet ancien apparatchik est-il devenu un révolutionnaire ? Un récit entre histoire et psychanalyse.

Sans Gorbatchev, il n’y aurait pas eu Eltsine. Les deux hommes se sont souvent affrontés. C’est pourtant Gorbatchev qui crée, politiquement, Eltsine. Et c’est Eltsine qui, en renversant le régime soviétique en 1991, donne à l’œuvre de Gorbatchev le sens glorieux qu’elle n’aurait pas si la perestroïka avait débouché, comme cela a failli être le cas, sur une sorte de “ communisme de développement ” à la chinoise, ou sur un néo-stalinisme. Tout sépare les deux hommes : leurs parcours, leurs styles, leurs méthodes, leurs projets à long terme. Mais en même temps, que de parrallélismes : ils sont nés la même année, ils ont été protégés par les mêmes hiérarques tout au long de leur carrière, et nommés, l’un et l’autre, vice-rois des régions dont ils étaient originaires. Enfin, les décryptrages freudiens semblent de rigueur chez Eltsine, tout comme ils l’étaient chez son prédécesseur. 

Le destin de Gorbatchev est linéaire : ascension, triomphe, chute. Celui d’Eltsine tourne sur lui-même, en spirale, en boucle, chargé de surprises et de rebondissements, tissé de signes, d’intersignes, de miracles, riche en défis insensés, en rétablissements improbables, en victoires inespérées . Eltsine a échappé à quatre accidents de la route et à un accident d'avion. Le pouce et l'index manquent à sa main gauche. Une fois président, il devient un cas médical : toujours malade, et mauvais malade de surcroît, rebelle aux médecins ; cardiaque (plusieurs infarctus, une opération à coeur ouvert en 1996) mais alcoolique ; les os brisés à travers tout le corps, mais adepte, jusqu’au dernier moment, des sports russes les plus violents ; hébété par les excès et les médications, et surclassant néanmoins le reste de la classe politique par sa sagacité, la rapidité de ses réactions, sa capacité de changer sans cesse, autour de lui, les hommes, les alliances et les stratégies.

Il est né le 1er février 1931, à Boutka, un village situé à deux cents kilomètres environ au sud de Sverdlovsk, alias Yékaterinenbourg, dans la partie la plus anciennement russifiée de la Sibérie. Une famille de paysans, un grand-père forgeron : neuf personnes habitent ensemble la même chaumière. Il est baptisé :  c’est encore l’usage à la campagne – pour peu de temps. Mais dans des circonstances que l’un de ses biographes, John Morrison, ne peut que qualifier de “ gogolesques ” . Voici comment Eltsine relate lui-même l’incident dans son autobiographie publiée en 1990, Contre le courant : “ Il n’y avait qu’une seule église dans le district, avec un seul prêtre… En ce temps-là, la natalité locale était assez élevée : on procédait donc chaque mois à un office spécial pour les baptêmes. L’église était pleine à craquer de parents, de bébés, de membres de la famille et d’amis. La cérémonie se déroulait de manière primitive : on immergeait entièrement  le bébé dans une bassine emplie d’eau sacrée, il braillait, on lui attribuait un nom chrétien qu’on reportait sur le registre de la paroisse. Et bien sûr, comme c’était la coutume à travers toute la Russie, les parents offraient au prêtre un verre d’alcool maison : de la bière, de la liqueur ou de la vodka, selon ce qu’ils possédaient eux-mêmes. Mon tour ne vint que dans l’après-midi : le prêtre, qui avait déjà ingurgité pas mal d’alcool, tenait à peine sur ses jambes. Il me prit des mains de mes parents, me mit dans l’eau… et m’y oublia : il se disputait avec un autre fidèle. Au début, mes parents, qui se tenaient respectueusement à quelque distance, ne saisirent pas ce qui se passait. Finalement, ils se rendirent compte de la situation : ma mère bondit en hurlant, et me repêcha au fond de la bassine. On me fit recracher l’eau. Le prêtre ne se montra pas autrement ému : ‘Allez, s’il est capable de survivre à cela, c’est que c’est un garçon solide… Je le baptise Boris’. Ainsi fut fait ”.  Eltsine se croyait contraint d’ajouter en 1990, à une époque où la Russie n’était pas encore redevenue officiellement un Etat chrétien : “ Je ne peux pas dire que tout ceci m’ait particulièrement poussé vers la religion, bien entendu… ”  Il ne se demandait pas, cependant, si cet étrange baptême l’avait prédisposé aux boissons fortes.

Moins d’un an après la naissance de Boris Nikolayevitch Eltsine, le pouvoir soviétique décrète  la collectivisation. La famille est dépouillée de presque tous ses biens.  “ Nous avions encore un cheval, mais il mourut. Il nous restait une vache. Elle finit par mourir aussi, au bout de quatre ans. La situation devenait insurmontable. ”  Sans compter que la misère entraîne, à son tour, la violence : “ Chaque jour, il y avait des coups de feu, des meurtres, des rapines ”.  Le grand-père, âgé de plus de soixante-dix ans, se fait artisan itinérant : il construit ou répare des poêles de briques. Il mourra de froid et de faim, quelque  temps plus tard, dans le Grand Nord sibérien. Le père, Nikolaï Ignatievitch, est autorisé à travailler en usine dans la province voisine : la famille habite une “ cité ouvrière ”, c’est-à-dire des baraquements de planches. Une chèvre leur donne son lait et un peu de chaleur . La mère, Klavdia Vassilyevna, fait de la couture. Quelques mois de goulag pour le père en 1937. “ Je me rappellerai toujours  comment la police est venu l’arrêter à six heures du matin ”.  D’autres membres de la famille subissent le même sort.

Dès l’âge de raison, Boris aide à tenir la maison : il balaie, reprise, cuisine. Il y a une légère inversion, quelque chose d’un peu féminin dans ce comportement, toutes considérations de nécessité mises à part : les voisins le félicitent, mais sourient. Cette dimension, curieusement, ne disparaîtra jamais : Vladimir Solovyov et Elena Krepikova, les premiers biographes russes d’Eltsine, l’interprètent comme un moyen d’échapper à la brutalité du monde extérieur. Jeune homme, il passe pour timide, chaste. S’il n’hésite pas à adresser de somptueux bouquets à certaines de ses amies pour leur anniversaire, il ne mène qu’un seul vrai flirt, long et indécis, avec Naya Guirine, une condisciple  l’Ecole d’ingénieurs de l’Oural, qu’il finit par épouser. Lors des noces, il appelle sa fiancée Devoutchka,  “ Mademoiselle ” “ masochiste ”, disent Solovyov et Krepikova) pour les activités sportives, en particulier le volley-ball, mais aussi pour le pugilat et les voyages. Avec l’âge, il finira par afficher une semi-homosexualité, dans les limites assez larges admises par la culture russe, beaucoup plus permissive en la matière que les cultures occidentales : on ne gagnera sa confiance qu’en l’accompagnant au banya, le sauna russe, et en partageant ses beuveries ; et ses collaborateurs seront de plus en plus jeunes et séduisants, de Yegor Gaïdar, trente-six ans à peine quand il en fait un super-ministre de l’Economie en 1992, à Boris Nemtsov, trente-six quand il entre au gouvernement en 1996, ou Sergueï Kiriyenko, trente-cinq ans quand il est nommé premier ministre en 1998.

Boris Eltsine affirme – sans fausse modestie – avoir été un “ leader ”   à l’école  : “ J’avais les meilleures notes… Je surclassais mes camarades par mon énergie et ma volonté… Dès le cours préparatoire, j’ai été élu président de la classe. J’ai toujours été réélu par la suite, dans toutes les classes et même toutes les écoles par lesquelles je suis passé… ”  Il doit sa popularité, selon son propre aveu, à une indiscipline qui frôle souvent la rébellion ouverte, voire le défi envers l’autorité. Un jour, il organise une “ farce ”   contre une institutrice mal-aimée : la classe saute par les fenêtres et s’égaie dans les bois. En guise de représailles, l’institutrice inflige pendant plusieurs jours à tous les élèves la lettre I, correspondant à la note la plus basse. Eltsine enjoint à ses camarades d’apprendre les leçons par coeur puis fait appel au directeur : “ Punissez-vous pour notre mauvaise conduite. Mais en ce qui concerne les leçons, examinez-nous d’abord ”. Le directeur accepte. Il interroge personnellement les élèves pendant deux heures et doit reconnaître “ qu’ils travaillent très bien, même les moins doués d’entre eux ”. Le I collectif est annulé. Boris ne s’en tient pas là. A la fin de ses études primaires, il décide “ d’exécuter ”  l’institutrice principale, plus détestée encore que la précédente : “ C’était une femme effroyable. Elle nous corrigeait avec une règle en fer. Elle aimait à humilier un garçon devant une fille, et une fille devant un garçon. Nous étions requis de faire le ménage chez elle et même de ramasser de bouts de légumes pour nourrir ses cochons ”. Le jour de la distribution des prix arrive. “ Six cents personnes – élèves, parents, maîtres – étaient réunies dans le préau. La bonne humeur et la fierté étaient de mise. Chacun reçut son certificat d’études. Tout se déroulait conformément aux prévisions quand, soudain, je me levai et demandai la permission de parler. Mes notes avaient été excellentes dans toutes les matières : il était évident que je n’allais dire que de bonnes paroles et remercier chacun de ses efforts et de sa patience. On accéda donc à ma requête. Bien sûr, j’exprimai toute ma reconnaissance envers ceux de nos maîtres qui s’étaient vraiment soucié de nous instruire… Mais ensuite, je déclarai que notre institutrice principale mutilait  mentalement  et psychologiquement les enfants, et ne devrait pas avoir le droit d’enseigner ”. Le scandale est énorme. Le lendemain, le conseil des enseignants révoque le certificat d’Eltsine et lui attribue, en son lieu et place, ce que l’on appelle le “billet du loup ” : un document confirmant que l’élève en question a bien achevé ses études primaires mais le présentant par ailleurs comme “ inapte à suivre des études secondaires sur tout le territoire de l’URSS ”. Son père, furieux, saisit une lanière de cuir et veut le corriger. Boris le saisit par le bras, “ pour la première fois ” : “ Ca suffit comme ça : désormais, je ferai moi-même mon éducation ! ”  De fait, il porte son cas devant les autorités supérieures, y compris le comité local du parti, obtient la mise sur pied d’une commission d’enquête, et fait en sorte que l’institutrice indigne soit destituée. “ Elle eut exactement ce qu’elle méritait ”, écrit-il avec une sobre cruauté dans son autobiographie. Avant d’ajouter, ce qui n’est pas moins révélateur : “ Pour la première fois, j’eus une idée du véritable fonctionnement d’un organe dirigeant du parti… ”

Réhabilité, nanti à nouveau de son certificat d’études, Boris Nikolayevitch décide de s’inscrire dans un autre établissement, l’école Pouchkine de Sverdlovsk. “ J’en ai gardé le meilleur souvenir, affirme-t-il dans son autobiographie. Les maîtres étaient remarquables, et nous eûmes un professeur principal superbe, Antonina Khonina ”.  Ce changement d’atmosphère tient largement à la passion avec laquelle, à Pouchkine, il commence à pratiquer le volley-ball. L’élève “ difficile ” se transforme en champion, pour la plus grande fierté du corps enseignant. Il finira par jouer dans l’équipe municipale et même par être sacré “ champion junior ” de toute la province de Sverdlovsk.

A première vue, il est un peu étonnant de voir un gamin de douze ou treize ans s’engager, en pleine Seconde Guerre mondiale et Staline regnante, dans une telle affaire. Mais quand bien même ils ne seraient pas littéralement exacts,  les souvenirs scolaires d’Eltsine préfigurent trop bien son comportement politique ultérieur pour ne pas être pris au sérieux. Quant à leur dimension oedipienne, elle est, elle aussi, trop explicite ou trop candide. Reprenons le récit : le jeune garçon excipe d’une qualité de surdoué, de “ chef né ”, pour contester toute autorité “ injuste ” , notamment celles des institutrices sadiques, mères dénaturées et castratrices, au nom d’une autorité supérieure, réellement  légitime, la sienne. Mieux, il se “ sent ” ou se “ sait ”  invulnérable… Cette attitude semble se fonder, en termes analytiques, sur la relation exceptionnelle qui l’unit à sa mère. Klavdiya est en effet doublement sa mère, l’ayant non seulement  enfanté mais également sauvé de la noyade lors du baptême ; il lui appartient davantage qu’un autre fils, mais il a également sur elle, de ce fait, des droits transcendant la simple nature. Le père, en regard, n’existe pas, ou plutôt il est la faiblesse même : vulnérable devant le NKVD, incapable de protéger son fils quand il est chassé de l’école, incapable de le punir. Boris n’entre même pas en conflit avec lui, il le destitue en quelques mots et se substitue à lui. Ce type de rêverie – de “ roman familial ”, disaient Otto Rank et Sigmund Freud – passe pour revenir fréquemment chez les dirigeants politiques : certains auteurs le qualifient de complexe d’Alexandre, en se référant au texte de Plutarque d’après lequel le conquérant macédonien  ne croyait pas être le fils de son père, le roi Philippe VI, mais celui de Zeus. En Russie, il s’inscrit de surcroît dans la symbolique fusionnelle unissant ou superposant le tsar à la Sainte et maternelle Patrie. Mais ce qui est confondant, c’est qu’Eltsine s’en ouvre aussi ouvertement en 1990, au moment même où il s’engage dans la lutte sans merci qui aboutira, moins de deux ans plus tard, à la destruction de la “ mauvaise mère ” soviétique et à ses propres noces de tsar républicain avec une Russie éternelle et restaurée.

La boura

D’autres souvenirs d’enfance et d’adolescence constituent des éclairages tout aussi précieux. A quinze ans, Boris prend l’habitude  “ d’organiser de longues randonnées ”  avec certains de ses camarades : “ Chacune de ces expéditions avait un but bien défini, par exemple retrouver les sources d’une rivière, ou faire l’ascension d’un mont célèbre… Cela impliquait de camper et de cheminer à travers la taïga pendant plusieurs semaines ”. Théoricien des exils intérieurs au sein des régimes totalitaires, Ernst Jünger les a qualifiés de “ recours aux forêts  ” : mais dans l’URSS stalinienne, ce n’était pas une métaphore. La forêt, notamment en Sibérie, restait un espace ou une école de liberté relative, pour qui voulait se mesurer à elle. “ Un été, raconte Eltsine, nous décidâmes de retrouver les sources de la Yaïva. D’après les cartes, elle devait se situer quelque part près de la ligne des sommets de l’Oural… Nos provisions furent vite épuisées : nous dûmes nous nourrir avec qu’offrait la forêt… des noix, des champignons et des baies. L’Oural est vraiment très riche… Nous étions loin des routes, dans le coeur vierge d’un pays de bois et de taillis. Parfois, nous passions la nuit dans une hutte de chasseurs. Le plus souvent, il nous fallait bâtir nous-mêmes un abri avec des branches et des écorces, ou dormir à la belle étoile. ”  Finalement, les jeunes gens trouvent les sources de la rivière : “ Une fontaine d’hydrogène sulfuré naturel ”. Enchantés, ils redescendent vers le village le plus proche, troquent une partie de leurs effets – “ un sac à dos, une chemise, une ceinture ” – contre une barque, puis se laissent flotter au fil de l’eau. “ Le paysage était magnifique, pur de toute souillure humaine ”. En chemin, ils aperçoivent l’entrée d’une caverne et décident de l’explorer. Ils s’enfoncent sous le sol, dans un dédale de couloirs naturels où ruissellent des eaux glacées. Soudain, ils ressortent à l’air libre : au plus dense de la taïga. Ils essaient de retourner sur leurs pas : impossible… L’errance tourne au cauchemar.  Pour boire, il leur faut presser les mousses des arbres dans leurs mains ou laper des flaques boueuses. Après une semaine, ils retrouvent enfin leur embarcation. Mais la mauvaise eau qu’ils ont ingurgitée leur a donné la typhoïde. Ils ont plus de 40 degrés de fièvre, ils chancellent. Recueillis le long d’une voie de chemin de fer, ils passeront trois mois à l’hôpital, entre la vie et la mort. “ Les médecins ne disposaient tout simplement pas de remèdes ”.

L’aventure ne décourage pas Eltsine. Quelques années plus tard, au moment où il est admis à l’Ecole d’ingénieurs, il décide, seul cette fois, de parcourir toute la Russie d’Europe : de Sverdlovsk à Kazan, de Kazan à Moscou puis Leningrad, de Leningrad en Ukraine et en Crimée, de la Crimée au Caucase et enfin du Caucase à Sverdlovsk, en passant par la vallée de la Volga. Ce périple lui prend deux mois. Officiellement, les Soviétiques sont alors soumis au régime du passeport intérieur : un citoyen n’a pas le droit de quitter sa région sans autorisation, ni à plus forte raison d’aller droit devant lui. Mais ces lois ne valent que là et quand le pouvoir veut réellement les appliquer. La police arrête sans cesse le jeune vagabond, mais se contente, à chaque fois, des explications banales qu’il leur fournit : “ Je vais voir ma grand-mère à Simferopol. – Son adresse ? – Rue Lénine. ” En ce temps-là, remarquera Eltsine,  “ il y avait des rues Lénine dans chaque localité. Je ne risquais pas de me tromper. Et je savais que les policiers n’iraient pas vérifier. ”

Les vrais dangers étaient ailleurs. Un jour, Boris voyage en train, ou plus exactement  sur le toit d’un train : une pratique commune chez les jeunes, les pauvres et les asociaux de toute espèce. Un groupe patibulaire le rejoint en haut du wagon : des déportés qui viennent d’être amnistiés. “ On fait une partie de boura, mon gars ? ”  C’est un jeu de cartes auquel Eltsine ne connaît rien. Mais comment refuser ? Il joue. Les ex-déportés le dépouillent de tous ses vêtements et de sa montre. “ Maintenant que tu n’as plus rien, mon gars, tu vas jouer ta vie. Si tu perds, on te jette du wagon. Rassure toi  : on attendra que le train passe le long d’un talus, pour que tu aies une petite chance de te ramasser. Mais si tu gagnes cette dernière partie, tu as la vie sauve, et en plus on te rend tes affaires. ”  Cette fois, Eltsine l’emporte. Il retrouve peu à peu tout ce qu’il a perdu. Sauf sa montre. “ Aujourd’hui encore, je ne sais pas ce qui s’est passé, observe-t-il dans ses Mémoires. Avais-je finalement compris les règles de la boura ? Ou bien s’étaient-ils concertés pour m’épargner ? Ce qui est sûr, c’est qu’il y avait des assassins parmi eux. Mais des sentiments humains s’étaient peut-être réveillés dans leur coeur. Toujours est-il qu’après cette partie, ils ne m’ont plus importuné. Pendant les arrêts, ils partageaient avec moi l’eau chaude pour le thé. Et même un morceau de pain ”. 

A l’Ecole d’ingénieurs, Eltsine est bon élève. Le voici enfin diplômé, marié, père de deux petites filles, Lena et Tatiana, chargé d’un chantier, puis directeur des travaux d’entreprises d’Etat de BTP. Khrouchtchev a succédé à Staline, l’URSS a lancé le premier spoutnik et Gagarine effectué le premier voyage humain dans l’espace. Le “ socialisme réel ” semble prendre le visage d’une société “ managériale ”, où les scientifiques, les ingénieurs et les techniciens veilleraient à la hausse du niveau de vie général. Mais le parti communiste reste la matrice de tous les pouvoirs : y adhérer, ou plutôt y être admis, reste un rite essentiel. Or Eltsine ne franchit ce pas qu’en 1961, à l’âge de trente ans : le juriste Mikhaïl Gorbatchev, né lui aussi en 1931 et issu d'un milieu paysan assez semblable au sien, l'avait fait six ans plus tôt, dès 1955, à vingt-quatre ans. L’explication  la plus simple d’un si long délai, c’est sans doute une aversion personnelle prononcée pour le diamat  ou “ matérialisme dialectique  ”   :  l’idéologie d’Etat enseignée comme une “ science ”  . Tant au lycée qu’à l’Ecole d’ingénieurs, le jeune Boris n’y a jamais obtenu que des notes médiocres, bien en dessous du “ 5 sur 5 ”  dont il était  par ailleurs coutumier. Mais il se peut également que les cadres locaux du parti aient percé le non-conformisme et le secret orgueil de l’impétrant. Eltsine mentionne en particulier, Nikolaï Sitnikov, le directeur du Trust de construction N°13, dont il est lui-même l’ingénieur en chef. Une véritable guérilla, dans le grand style des intrigues intrabureaucratiques contées par tant d’auteurs soviétiques, à commencer par Soljénitsyne dans Le Chêne et le Veau, oppose les deux hommes. Sitkinov intente à Eltsine un procès pour malversation : “ Heureusement, le juge était un homme intelligent ”.  Le comptable qui, sur l’ordre du directeur, avait déposé la plainte, se retrouve quelque temps plus tard en situation d’examinateur face à Eltsine : membre du comité local du parti, il doit l’interroger sur ses connaissances en diamat. “ A quelle  page de quel volume du  Capital Marx parle-t-il de la relation entre bien et valeur ? ”  Le sourire aux lèvres, Eltsine répond : “ Tome II, page 387 ”.  L’air pénétré, le comptable observe : “ Vous connaissez votre Marx ”. Bien entendu, Eltsine avait répondu au hasard, estimant que son interlocuteur “ n’avait jamais lu Marx de près et ne savait probablement pas ce que pouvait être la relation entre bien et valeur ”.  C’était retrouver, à vingt ans de distance, les ruses de l’étudiant qui indiquait  “ la rue Lénine ”  aux policiers.

En 1990, moment où le marxisme est déjà discrédité mais garde encore un statut officiel, Eltsine affirme, avec une ironie assez pesante, qu’il “ croyait sincèrement aux idéaux de justice épousés par le parti ”, et que c’était “ avec la même sincérité qu’il avait rejoint le parti, étudié avec soin ses statuts, ses programmes et ses classiques, relu Lénine, Marx et Engels ”. Ce qui est vrai, toutefois, c’est que ce marxisme auquel il est d’abord réfractaire, il finit par le maîtriser d’une façon peu commune, dès lors qu’il en saisit la véritable portée : non pas Vulgate d’Etat ou explication totale du monde, et encore moins religion laïque ou projet utopique, mais bien méthode de pouvoir, élaboration et utilisation d’un pouvoir chimiquement pur, manipulation du pouvoir pour le pouvoir. Eltsine est même, sous cet angle, le dernier homme politique véritablement marxiste, ou plutôt lénino-stalinien, de son pays, le dernier révolutionnaire russe. Dans une URSS “ thermidorienne ”  où la Nomenklatura croit s’être enfin érigée en nouvelle noblesse et ne se préoccupe plus que de conserver le système, il sait encore – ou à nouveau – penser en termes de changement, de mouvement, d’affrontement, d’élimination de l’adversaire : le fameux Kto kogo (“ qui vaincra qui ” ) , défi traditionnel de la boxe russe, dont Lénine avait fait le mot d’ordre bolchevik par excellence. Dans un pays où les hiérarchies sociales sont redevenues aussi massives, aussi étanches qu’au XIXe siècle, où les feudataires du parti, de l’Etat et de l’université vivent en circuit fermé, il a l’audace, comme Staline, de miser sur le “ peuple ”,  c’est-à-dire sur les appétits  et la volonté de revanche des pauvres et des non-privilégiés. 

D’abord lente et médiocre, sa carrière s’accélère. Il obtient en 1969 son premier poste important, conditionné par son appartenance aux cadres dirigeants du parti : la direction de la Construction pour l’oblast de Sverdlovsk. Six ans plus tard, en 1975, il accède à l’obkom, le secrétariat régional du parti. Moins d’un an plus tard, en 1976, alors qu’il vient à peine de commencer un cycle d’études à l’Académie des sciences sociales de Moscou (l’équivalent d’un stage à l’Ena) le voici appelé à succéder à Yakov Ryabov, le premier secrétaire régional, qui a été promu à Moscou. “ Nous étions en plein cours. On annonce par haut-parleur qu’Eltsine ‘est prié de se présenter devant le Comité central’. Mes camarades de cours, tous plus expérimentés les uns que les autres, se réunissent autour de moi, et se demandent pourquoi j’ai été convoqué. Je n’en avais aucune idée, mais j’avais au plus profond de moi une intuition de ce que cela pouvait être. Je me rendis au siège du Comité central. ”   Premier entretien au Saint des Saints : Ivan Kapitonov, secrétaire du comité central pour l’organisation, c’est-à-dire pour la gestion du personnel et les nominations (l’homme qui avait fait la carrière de Gorbatchev). Il ne pose que des questions banales : “ Et vos études, où en sont-elles ? ”  Second entretien : Andréï Kirilenko, numéro trois du parti, membre du Bureau politique et secrétaire du Comité central. “ Une conversation plus générale, mais toujours pas d’allusion au motif pour lequel j’avais été convoqué ”. Enfin, Eltsine est introduit auprès de Mikhaïl Souslov, numéro deux du parti, membre du Bureau politique et responsable de l’Idéologie. “ Cette fois, les subtilités n’étaient plus de mise et les questions étaient plus factuelles.  ‘Est-ce que je me sentais capable d’un travail plus important ? Est-ce que j’avais une idée de ce qu’était la vie du parti en province ?’ Puis on me fit savoir que Brejnev lui-même souhaitait me voir. Cela supposait que je me rende au Kremlin. Kapitanov et Ryabov, le premier secrétaire sortant de Sverdlovsk, m’accompagnèrent. Nous ne fîmes pas antichambre longtemps. Un assistant du Secrétaire général vint nous chercher : ‘Entrez, vous êtes attendus’.  J’entrai le premier… Brejnev était assis tout au bout d’une longue salle de conférence.  S’adressant à l’un de mes accompagnateurs, il demanda : ‘Alors, c’est l’homme qui a décidé de prendre le pouvoir à Sverdlovsk ?’ Kapitonov expliqua que je n’étais au courant de rien. ‘Comment pouvez-vous dire cela, répliqua Brejnev en riant, puisqu’il a décidé de prendre le pouvoir ?’ Puis le Secrétaire général m’apprit que le Bureau politique avait décidé de me nommer en remplacement de Ryabov, ce qui revenait à sauter par-dessus le second secrétaire régional… ”  

La maison Ipatiev

Là encore, il faut lire Eltsine entre les lignes. Brejnev dit la vérité. La nomination d’un chef régional du parti, vice-roi aux pouvoirs quasi-illimités, se décide au plus haut niveau : mais le “ centre ” ne fait le plus souvent qu’arbitrer entre des candidatures émanant, sinon de la “ base ”, du moins des féodalités intermédiaires.  Si Brejnev, Souslov, Kirilenko, Kapitanov, personnages extraordinairement importants, se soucient d’un parfait inconnu tel qu’Eltsine (Brejnev, lors de la même entrevue, découvre avec stupeur que ce dernier ne fait même pas partie du Soviet suprême, le parlement soviétique, mais n’est que suppléant  au soviet régional de Sverdlovsk), c’est  sur la recommandation de hiérarques locaux. Et ceux-ci, à leur tour, n’ont sans doute penché en faveur d’Eltsine que parce qu’il a su faire campagne auprès d’eux…

Maître de Sverdlovsk, Eltsine administre un territoire de 88 000 kilomètres carrés (le sixième de la France, près de trois fois la Belgique), comportant quarante-cinq communes urbaines et soixante-trois communes rurales, peuplé de plusieurs millions d’habitants. Il joue le jeu. Il cajole Brejnev pendant de longs mois afin de l’amener à signer un décret autorisant la construction d'un métro à Sverdlovsk. Il fait inscrire subrepticement sa région dans une zone d'investissement prioritaire. Et en 1977, il fait raser la Maison Ipatiev. Cette villa rococo des environs de Sverdlovsk, où le tsar Nicolas II et sa famille avaient été assassinés en 1918, était devenue un lieu de pèlerinage dans les années soixante-dix. Le KGB ordonne au chef régional du parti, par téléphone, de la détruire. Boris Eltsine réunit les ouvriers, les artificiers, les bulldozers : en trois jours, tout est abattu, broyé, arasé, bien que la Maison Ipatiev soit inscrite à l'inventaire des monuments historiques. Les instructions écrites ne parviendront qu'après l'opération. Vieille habitude bolchevique, elles seront antidatées. Ce “ sacrilège ” a été constamment reproché par la suite à un Eltsine devenu chef de l'opposition anticommuniste puis chef de l'Etat. Il n'a jamais cherché à s'en excuser.

A Sverdlovsk, Eltsine aurait pu faire comme les autres vice-rois : monnayer son pouvoir local afin d’accéder aux plus hautes instances du Comité central et du gouvernement, et enfin au Bureau politique.  C’est ce que font, par exemple, Geidar Aliev, premier secrétaire d’Azerbaïdjan, qui entre au Bureau politique, Edouard Chevardnadzé, premier secrétaire de Géorgie, qui devient également membre du Bureau politique, ou Yegor Stroïev, premier secrétaire d’Oriol, devenu secrétaire du Comité central. Il serait sans doute excessif de dire qu’Eltsine se situe au-dessus de telles stratégies ou de telles intrigues. Mais son souci est moins de réussir à l’intérieur de ce cursus que d’acquérir les atouts qui lui permettront de survivre quelles que soient les circonstances. 

En 1985, Gorbatchev, qui vient d'accéder au pouvoir suprême, nomme Eltsine chef du parti pour Moscou, à la place du conservateur Grichine, et en fait même, l’année suivante, un “ candidat ”  au Bureau politique. Les deux hommes se connaissent : quand il était chef régional à Stavropol, de l'autre côté de l'Oural, Gorbatchev avait “ fait des affaires ” avec son homologue de Sverdlovsk, c'est-à-dire organisé des trocs de produits industriels ou agricoles. Il avait sans doute apprécié son efficacité – et son non-conformisme. Mais les choses tournent mal. Boris Eltsine mène un jeu personnel, protège à la fois les démocrates pro-occidentaux et les ultra-nationalistes du groupe Pamiat . Il refuse de participer à la campagne contre l’alcoolisme, qu’il qualifie de “ ridicule ”. Il adopte un train de vie ostensiblement spartiate (un appartement de trois pièces, pas de datcha  , des trajets fréquents en métro) – et s’attaque aux privilèges de la Haute Nomenklatura. Fin 1987, Gorbatchev le démet de ses fonctions, dans des circonstances qui, jusqu’à ce jour, restent passablement obscures. Le 21 octobre, pendant une réunion à huis clos du Comité central, Eltsine fait état de “ l’essoufflement  de la perestroïka ” , met en garde contre “ les défaites ” que le parti a essuyées, et offre sa démission. Les uns après les autres, les hiérarques condamnent ses propos. C’est le cas des conservateurs, bien entendu. Nikolaï Rijkov, premier ministre de l’URSS, originaire de Sverdlovsk lui aussi, afffirme que, “ connaissant Eltsine depuis longtemps ”, son comportement “ nihiliste ” ne l’étonne pas. Viktor Tchébrikov, le chef du KGB, accuse Eltsine “ de ne pas vraiment aimer  Moscou et les Moscovites ”. Mais les libéraux ne sont pas en reste. Yakovlev : “ Eltsine croit être révolutionnaire, mais en fait il se comporte de façon profondément réactionnaire ”.  Chevardnadzé : “ Je suis gêné  de m’exprimer ainsi… Mais ce que fait Eltsine… pourrait être caractérisé comme une trahison à l’égard du parti ”.  La démission, pour autant, n’est pas acceptée. Le 7 novembre 1987, pour le soixante-dixième anniversaire de la Révolution, Eltsine se tient toujours à la tribune officielle de la place Rouge,  au-dessus du tombeau de Lénine. Ses pairs l’ignorent. En revanche,  le Cubain Fidel Castro et le Polonais Wojciech  Jaruzelski, qui se méfient l’un et l’autre de Gorbatchev, l’embrassent avec effusion. Deux jours plus tard, il est hospitalisé : soins intensifs pour épuisement et problèmes cardiaques – à moins qu’il ne s’agisse, évidemment, d’une mise en scène.

Le 18 novembre, Gorbatchev le convoque au Kremlin. “ Les médecins ne me permettent même pas de me lever de mon lit ”,  répond Eltsine. “ Ils feront le nécessaire pour vous aider, Boris Nikolayevitch ”, répond le secrétaire général.  Eltsine obtempère. En fait, il comparaît à nouveau devant les hiérarques. On attend de lui des excuses. Il les donne. Cette fois, sa démission est acceptée.  Il est nommé haut fonctionnaire au Ministère de la Construction. L’affaire suscite bien des commentaires, en Occident comme dans le samizdat. Pourquoi Gorbatchev s’est-il retourné contre l’un de ses hommes de confiance ?  Pourquoi les conservateurs et les libéraux se sont-ils ligués contre le même homme ?  Si Eltsine est “ coupable ”, pourquoi fait-on preuve d’une relative mansuétude à son égard,  en l’envoyant “ pantoufler ” ?  On diffuse de multiples versions du discours prononcé le 21 octobre. Selon un samizdat qui sera abondamment cité en Occident, Eltsine s’en serait pris à Raïssa Gorbatchev, l’accusant entre autres choses de recevoir un salaire élevé – 780 roubles – pour un emploi fictif, de s’être fait photographier au milieu des matelots sur un navire de guerre,  et même de le harasser par des appels téléphoniques incessants… Finalement,  quand le journal officiel du Comité central publie le script “ authentique ” du discours, le mystère ne fait que s’épaissir un peu plus : Eltsine tient des propos à peine plus critiques que ceux d’autres dirigeants, et ne mentionne nullement l’épouse du secrétaire général. Dès lors, comment expliquer le tir de barrage dont il a été l’objet, et son limogeage ?  Certains vont jusqu’à imaginer  un “ pacte secret ” avec Gorbatchev : Eltsine est grimé en martyr, afin de pouvoir prendre la tête d’un mouvement d’ “ opposition réformatrice ”  qui, le cas échéant,  pourrait prendre la  relève de la perestroïka.

En tout état de cause,  il ressuscite vite, à titre personnel comme sur le plan politique. Sa santé se rétablit. Des manifestations en sa faveur ont lieu à Moscou (“ Ne touchez pas à Eltsine ! ”, “ Le peuple avec Eltsine ! ”) , mais aussi dans son ancien fief de Sverdlovsk,  sans que le KGB ne réagisse. En décembre 1988, il est candidat  indépendant au Congrès des députés du peuple, dans la circonscription de Moscou. En mars,  il est élu, à une majorité écrasante.  Au sein du nouveau parlement, il se lie à deux figures non moins légendaires : Andréi Sakharov, prix Nobel de physique, père de la bombe H soviétique devenu dissident ; et le pope Gleb Yakounine, qui a organisé pendant vingt ans une "résistance religieuse" à Moscou, contre le régime, mais aussi contre l'Eglise orthodoxe officielle. Sa décision est prise : il sera leur "épée". Pour l'instant, il reste membre du parti communiste, et continue à citer Lénine ; mais ce n'est plus qu'une façade. Sa cause véritable est désormais la nouvelle Révolution, qui balaiera celle d’octobre 1917.

Extrait de : « Le Retour de la Russie » (Editions Odile Jacob, 2001).

© Michel Gurfinkiel & Editions Odile Jacob.

 

 

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