Michel Gurfinkiel

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Turquie/ Entretien avec Kamal Dervis

Ministre de l’Economie et des Finances, Kamal Dervis a négocié l’année dernière le " sauvetage " de la Turquie par le FMI. Il pilote aujourd’hui la " mise à niveau " avec l’Union européenne.  La Turquie mise-t-elle toujours sur l’Europe ?

KAMAL DERVIS. Plus que jamais. Je sais bien que nous sommes un peu l’Arlésienne de l’Union européenne, le pays qui se porte candidat depuis 1963 et dont l’admission est toujours reportée. Mais je crois que tout cela est en train de changer. Pour la première fois, les négociations bilatérales ont pris un tour concret. Les Européens ont posé des conditions. Nous avons engagé des réformes pour les remplir. Il y a moins de suspicion, me semble-t-il, de part et d’autre.

Quelles sont les exigences européennes ?
 
Les unes sont politiques, les autres économiques, d’autres enfin participent des deux domaines à la fois. En gros, on nous demande de nous aligner sur l’ensemble de l’acquis communautaire européen : ce qui est tout à fait normal, et a été exigé de tous les Etats membres, y compris les Etats fondateurs. Les réformes économiques, dont je me suis personnellement occupé, coïncident  d’ailleurs avec d’autres exigences, celles du FMI …

Une organisation qui vous a mieux traité que l’Argentine…

La comparaison entre les deux pays a constitué, voici quelques mois, une sorte d’exercice obligé dans les milieux financiers – ou les médias. Même taille économique (un PNB de près de 250 milliards de dollars pour l’Argentine, d’un peu plus de 200 milliards pour nous), même passé étatiste, même endettement,  et enfin mêmes habitudes inflationnistes. Et au bout du compte,  pour les deux pays, la menace d’une cessation de paiements. Il a pu paraître étrange, ou injuste, que le FMI apporte son aide à la Turquie et la refuse à l’Argentine. On a dit que c’était à cause de moi, de mon passé de vice-président de la Banque mondiale…

Ce qui n’était pas faux ?

Bien sûr que non. Je connais ces milieux, où j’ai travaillé depuis 1978 ; j’en parle la " langue ", je sais à qui téléphoner : cela compte énormément. Mais on ne plaide efficacement qu’un bon dossier. Grâce à Dieu, la Turquie a des atouts.

Les plus importants ?

Notre économie connaît des hauts et des bas, mais c’est une économie vivante,  émergente, avec un taux de croissance moyen de 3 % depuis vingt ans : ce qui suppose dans tous les milieux, le désir de travailler, la volonté de travail, et aussi un niveau d’éducation, de formation professionnelle, compatible avec les exigences modernes en matière de production ou de services. Nous n’arrivons pas à résorber notre inflation, mais c’est, si j’ose dire, une inflation stable, qui tourne autour de 70 % par an depuis quinze ans, ni plus, ni moins : à cause, précisément, de la flexibilité de notre marché du travail,  qui assure un  délai, un intervalle, entre la hausse de certains prix et celle des salaires ; mais aussi grâce à l’effet correcteur des avoirs privés en devises, naguère dollars et deutschemarks, aujourd’hui dollars et euros. Permettez-moi, à ce sujet, une remarque un peu hérétique. Le meilleur moyen de plonger un pays émergent dans la crise, c’est de l’enfermer dans un cadre monétaire trop strict : par nature, un tel pays a besoin d’un taux de change flottant, compétitif, pour faire face aux aléas du marché extérieur et pour exporter. Il suffit de comparer le cas de l’Argentine, précipitée aux enfers par le taux de change fixe qu’elle s’était imposée jusqu’en janvier 2002, et celui du Brésil ou du Mexique, qui ont pu surmonter leurs difficultés. La Turquie est contrainte de suivre le second exemple…

Si vous adhérez à l’Europe, ce ne sera plus possible…

L’adhésion à l’Union européenne est un saut qualitatif, une mutation. Elle ne se traduit pas par un enrichissement instantané, mais elle crée des conditions entièrement nouvelles, qui rendent possible des progrès dans tous les domaines. Le jour où l’euro sera notre monnaie, nous en accepterons la discipline, mais nous en retirerons également les avantages ; en attendant, nous restons dans la logique plus fruste de la livre turque…

D’autres atouts ?

En dépit des aspects un peu chaotiques de notre politique politicienne, nous sommes capables de solidarité nationale quand nous sommes confrontés à des enjeux clairs. Nos réformes actuelles ont été préparées en commun par le gouverneur de la Banque centrale, la Direction du Trésor, les banques. Elles ont été acceptées par tous les partis. L’opinion publique ne les ressent pas comme des exigences venues de l’extérieur (même si l’un des buts est de mieux s’adapter au contexte international), mais comme des efforts que les Turcs s’imposent à eux-mêmes. Psychologiquement, c’est très important – et très différent de ce qui a pu se passer ailleurs.

Qu’avez-vous mis en chantier ?

La séparation de l’Etat et de l’économie. La Turquie ottomane fonctionnait sur le mode " patrimonial " : tout appartenait en principe au Sultan, qui " déléguait " ses droits à ses sujets de façon précaire et révocable. La Turquie républicaine, à partie des années vingt, a repris ce modèle, à travers des entreprises nationalisées, des régies, l’encadrement des entreprises. Pour la première fois, nous mettons en place un système libéral : avec une banque centrale indépendante, la transparence des marchés publics, la privatisation des grandes entreprises. Nous faisons cela avec prudence, en tenant compte de la conjoncture mondiale. Mais notre choix est irréversible.

(Propos recueillis par Michel Gurfinkiel)

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