Michel Gurfinkiel

Michel Gurfinkiel

Michel Gurfinkiel

VA, cinquantenaire, II / Le journal du Monde libre

On n’a cessé, pendant cinquante ans, de prédire la chute du « monde libre ». Valeurs Actuelles n’a cessé de démontrer le contraire. Les événements lui ont donné raison.

 

Le 31 janvier 1968, les Vietnamiens s’apprêtent à fêter le Nouvel An lunaire, le Têt Nguyen Dan. Les communistes – qui contrôlent le Nord depuis 1954 et qui grignotent le Sud depuis 1961 – ont toujours observé une trêve à cette occasion. Mais cette fois-ci, misant sur la surprise, ils lancent au contraire une offensive sans précédent contre le Sud-Vietnam et ses alliés américains. Trois cent cinquante mille combattants attaquent simultanément cent villes situées au sud du 17e parallèle, ainsi que la base américaine de Khe Sanh, verrou de l’Indochine. Dans l’ancienne capitale impériale, Hué, ils s’emparent de la citadelle et massacrent plusieurs milliers de civils. A Saïgon, leurs avant-gardes s’approchent de l’ambassade américaine. Et ils semblent être en mesure d’encercler et de faire tomber Khe Sanh, comme un second Dien Bien Phu…

 

L’offensive du Têt dure quatre mois. Elle se solde par la défaite totale des communistes, qui n’atteignent aucun de leurs objectifs, perdent le quart de leurs effectifs et doivent, pour éviter l’effondrement, accepter du jour au lendemain des négociations de paix. Pourtant, de nombreux médias, américains et occidentaux, présentent alors cette bataille comme « le commencement de la fin » pour le Sud et les Américains. A terme, murmure-t-on, tout l’Extrême-Orient succombera : c’est la « théorie des dominos ». La chute du Vietnam du Sud entrainera inexorablement celle du Laos et du Cambodge. Le tour de la Thaïlande, de la Malaisie, de Singapour et de l’Indonésie viendra ensuite. Puis celui des pays un peu plus éloignés… Misérable par nature, l’Asie serait pour ainsi dire vouée par nature au communisme.

 

Valeurs Actuelles rejette ce pessimisme. Dès 22 février 1968, le magazine a noté que les communistes vietnamiens commençaient à lâcher prise, que l’armée sud-vietnamienne, rééquipée et entrainée par l’allié américain, tenait bon sur tout les fronts, et qu’elle bénéficiait de l’appui d’une population civile révulsée par les atrocités des rouges.

 

De même, il oppose à la théorie des dominos le fait que l’Asie capitaliste « décolle ». A propos du Japon et de la région Pacifique, il écrit : « Le soleil se lève se lève vraiment à l’est ». Il constate la montée de la Corée du Sud, ce Japon bis. Et celles des Chines périphériques : Hong-Kong, qui est encore une colonie britannique, Taiwan, où le gouvernement nationaliste de Tchang Kai-shek s’est réfugié en 1949, l’île-Etat de Singapour, qui vient de se détacher de la Malaysia musulmane…

 

Quelque cinquante ans plus tard, force est de reconnaître que les optimistes, et donc Valeurs Actuelles, avaient eu raison sur presque tous ces points. Certes, le Vietnam du Sud est tombé en 1975, après de nouvelles batailles, entrainant les deux dominos cambodgien et laotien : un désastre qui, cependant, ne s’est pas joué sur le terrain – l’ultime offensive communiste, en 1972, ne réussit pas plus que celle de1968 – mais à Washington, quand une Amérique traumatisée par l’affaire du Watergate et la démission de Richard Nixon a retiré, à partir de l’été 1974, son soutien à Saïgon.

 

Les horreurs qui se déroulent ensuite, tant au Vietnam (révélées par la fuite d’un million de boat people) qu’au Cambodge (quatre ans d’autogénocide où périssent deux millions d’âmes, 25 % de la population) vaccinent l’Asie contre toute nouvelle expérience communiste – et dégrisent l’opinion « pacifiste » occidentale. Dans les années 1980, tandis que le Japon devient pour un temps la seconde puissance économique mondiale (il est aujourd’hui la troisième), le reste de l’Asie capitaliste entre dans le monde développé. Puis, avec Deng Xiaoping, c’est le tour d’une Chine continentale qui reste nominalement communiste, mais en fait se convertit à la l’économie réelle : « Peu importe qu’un chat soit noir ou gris, dit le successeur de Mao, du moment qu’il attrape des souris ». En 1981, des étudiants du Shandong montrent leurs livres à un journaliste de Valeurs : Friedrich Hayek, Milton Friedmann – les pères fondateurs du libéralisme économique intégral… Le Vietnam lui-même s’ouvre aux investissements et au « way of life » de son ancien ennemi. Mieux : il noue une alliance maritime avec lui en 2007. Pour contrer les ambitions chinoises dans l’archipel des Spratly.

 

Le « pari gagné » de Valeurs sur l’Asie est éloquent parce que c’est le continent qui, pendant le demi-siècle 1966-2016, a connu la transformation la plus complète et la plus inattendue. Mais les analyses de Valeurs Actuelles auront été validées dans presque toutes les autres régions du monde ; pendant la guerre froide, jusqu’en 1989, puis au-delà. Ainsi, au Moyen-Orient, Valeurs met en garde dans les années 1970 contre la tentation de céder au chantage pétrolier des pays musulmans : le marché se renverse en effet dès le début des années 1970. A propos de l’Afrique du Sud, le journal publie en 1977 une interview du célèbre chirurgien Christiaan Barnard, qui a réussi la première transplantation cardiaque. Celui-ci vient d’écrire un essai où il préconise un partage du pouvoir entre Blancs et Noirs, et l’élection d’un président noir. Sur le moment, cela peut apparaître comme une aimable utopie ; mais ce sera la solution que les Blancs sud-africains mettront en œuvre dans les années 1990, en mettant en orbite Nelson Mandela…

 

Cette clairvoyance tient d’abord, nous l’avons dit, à l’humilité devant les faits. Mais elle s’inscrit aussi dans une philosophie de l’histoire très particulière : formulée par Raymond Bourgine dès 1966, sera reprise par ses collaborateurs et successeurs, sans cesse renouvelée.

 

C’est dans un entretien accordé à Michel Jamet, un historien de la presse française, que Bourgine décrit le mieux cet ADN géopolitique de Valeurs Actuelles. Une référence : Alexis de Tocqueville. Un aristocrate catholique, issu de l’Ancien Régime français. Mais aussi l’auteur de La Démocratie en Amérique, le livre-clé sur la nation américaine et sur la modernité occidentale. Selon Bourgine, Tocqueville a compris que la liberté n’était pas liée à l’égalité, à l’arasement de la société et à l’abdication devant l’Etat, comme l’ont cru les Français depuis 1789, mais à l’« esprit pionnier », à la responsabilité individuelle, à la capacité de prendre des risques, d’inventer et d’entreprendre, comme l’ont découvert les Anglo-Saxons. Or cette liberté-là est une arme absolue. Les systèmes totalitaires peuvent remporter la première bataille, mais ils perdent toujours la guerre, parce qu’il ne savent pas s’adapter.

 

La conversation entre Bourgine et Jamet se déroule en mai 1985. Bourgine fait une remarque saisissante, compte tenu de cette date : « Je ne crois pas au danger soviétique. Il y a bien une stratégie universelle de l’URSS, le KGB est plus virulent que jamais, mais ce n’est qu’une phase… Le bouclier américain progresse plus vite que l’épée soviétique. L’avance technologique américaine périme l’armement soviétique… Ce n’est plus la course aux armements, mais la couse à la qualité qui annule la quantité ». Mikhaïl Gorbatchev n’a été élu secrétaire général du parti communiste soviétique que deux mois plus tôt, le 11 mars 1985. Mais Bourgine a deviné que le décalage technologique entre l’Amérique libre et l’URSS totalitaire est désormais irréversible, que le nouveau maître du Kremlin est condamner à engager des réformes – il lancera en effet la perestoïka un an plus tard, en 1986 -, et que celles-ci dissoudront le communisme de l’intérieur.

 

La philosophie « tocquevillienne » de Bourgine et de Valeurs Actuelles a deux corollaires. D’abord l’ « atlantisme », au sens large, la nécessité d’une alliance ou d’un réseau d’alliances antitotalitaires qui ne peut graviter, a priori, qu’autour des Etats-Unis. Mais aussi le refus de tout « mondialisme », ou de tout « multiculturalisme ». Il faut être sûr de son identité pour être libre et donc efficace. Cela vaut pour les Etats-Unis eux-mêmes : « Je n’ai jamais cru au melting pot. Les Etats-Unis sont une nation anglo-saxonne ». Cela vaut pour l’Europe : « Les pays qui composent l’Europe ont des intérêts spirituels communs, mais ils ne sont pas appelés à s’unifier. » D’où une relation paradoxale avec le général de Gaulle et ses héritiers. Valeurs Actuelles n’a cessé de les critiquer sur le premier point – et de les approuver sur le second.

 

Le sens aigu des « identités créatrices » conduit Valeurs à prendre très tôt le parti d’Israël, et à ne jamais revenir sur ce choix. « Israël est un petit peuple, mais une grande force, due à sa grande cohérence intellectuelle et sentimentale », confie Bourgine à Jamet. Il ajoute : « Il faut compter avec lui dans le monde. La qualité compte ». Dès 1983, Valeurs Actuelles insiste dans un numéro spécial sur la percée scientifique et technologique de l’Etat hébreu : un phénomène dont le grand public, et la plupart des autres médias, ne prendront conscience qu’une vingtaine d’années plus tard.

 

De même, Valeurs a toujours cru, pour des raisons identiques, au réveil de la Chine. Dans les années 1966-1970, le magazine note que Pékin, en dépit de son ultra-communisme (la « Révolution culturelle ») n’a pas hésité à se rapprocher de l’Amérique conservatrice de Nixon. Mais aussi qu’il entretient des relations étroites avec les Chines périphériques, et au-delà avec les trente ou quarante millions de « Chinois ethniques », implantés en Australie, en Europe, en Amérique . « Il n’y a qu’une Chine… » Sous Deng, les Chinois de l’extérieur aideront ceux de l’intérieur à se moderniser. Lee Kuan Yew, le fondateur néo-confucéen du Singapour moderne, est aujourd’hui considéré à Pékin comme l’un des inspirateurs d’une puissance chinoise globale.

 

Le XXIe siècle commence par un choc terrible : les attentats du 11 septembre 2011 à New York et à Washington. Valeurs sait que l’événement ne relève pas du « terrorisme », mais du jihad, c’est à dire d’un affrontement civilisationnel. Et tout en soutenant les opérations militaires contre Al Qaida en Afghanistan, en Irak, au Sahel, puis contre Daesh en Irak, à nouveau, et en Syrie, il s’interroge sur la multiplication des fronts intérieurs au sein même des pays occidentaux, liés aux changements démographiques. L’immigration, en Amérique comme en Europe, supposait naguère de s’intégrer – avec reconnaissance, avec amour – à la nation d’accueil et à sa culture. Mais les immigrés d’aujourd’hui se pensent souvent en missionnaires de leur nation ou de leur culture d’origine.

 

En 1985, Raymond Bourgine observait devant Michel Jamet que l’Amérique risquait de ne plus être elle-même au XXIe siècle, si les Anglo-Saxons et par extension les autres Euro-Américains devenaient une minorité face à d’autres communautés. L’Occident lui-même pouvait-il alors survivre ? Le christianisme pouvait-il rester la religion de l’Europe si son centre de gravité se déplaçait en Afrique ? Il concluait : « L’histoire du monde ne repose pas sur la lutte des classes, comme le croyait Marx, mais sur la lutte des démographies ».

 

© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2016

 

 

 

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