L’année 2007, nous le pressentons, sera tumultueuse. Avant de larguer l'amarre, étudions nos cartes. De près.Au début du XVIe siècle, les Ottomans imposent leur suprématie navale en Méditerranée, dans la mer Noire et dans la mer Rouge. Mais leur Grand Amiral, Piri Reis, sait que le véritable enjeu est ailleurs : dans l’Atlantique, que les Espagnols et les Portugais viennent de traverser, et dans les mers et terres nouvelles qu’ils découvrent sans cesse à bord de leurs caravelles. Pendant plus de vingt ans, il se procure donc les cartes occidentales, notamment les " portulans ", cartes d’un très haut niveau scientifique établies par des géographes catalans, pour la plupart juifs ou " conversos " (juifs convertis de force mais secrètement fidèles à la religion de leurs ancêtres). Des documents analogues à ceux dont Christophe Colomb, né à Gênes mais descendant de " conversos ", disposait lors de son voyage de 1492.
Les recherches de Piri Reis sont d’autant plus fructueuses que de nombreux juifs et " conversos " se réfugient, au même moment, à Constantinople et dans le reste de l’Empire ottoman. Le Grand Amiral est bientôt en possession de dizaines de cartes ou de traités géographiques. Certains de ces documents, note-t-il, " remontent à l’époque d’Alexandre le Grand ".
En 1513, il fait établir à partir de ces cartes un premier atlas maritime à caractère stratégique – manuscrit et annoté de sa main -, le Kitab-i-Bahriye (" Livre des Mers "). En 1528, il en fait établir une seconde version, plus élaborée. Ces livres disparaissent après sa mort (il est exécuté à la suite d’une révolution de palais). Ils n’ont été retrouvés qu’en 1929 – sous Mustafa Kemal -, par des historiens qui, pour la première fois, dressaient un inventaire raisonné de la bibliothèque impériale de Topkapi.
Stupéfaction : les cartes de Piri Reis, dans leur version de 1513, sont plus précises, en ce qui concerne l’hémisphère américain, que toutes les cartes occidentales établies au même moment et mentionnent même des côtes qui n’avaient pas encore été reconnues.
Elles décrivent les côtes du Groenland telles qu’elles étaient avant l’avancée de la banquise vers le sud, au XIIe siècle.
Enfin, elles font état d’une terre australe qui prolongerait l’Amérique du Sud. L’Australie, l’Antarctique ?
En 1960, la marine américaine dresse la carte du continent antarctique, enfoui sous une banquise plus ancienne et plus épaisse que celle du Grand Nord et du Groenland, en utilisant une nouvelle technologie : le sonar. Le tracé auquel elle parvient semble correspondre à celui de Piri Reis. On peut admettre, à la rigueur, que le Grand Amiral ottoman se soit procuré des cartes du Groenland antérieures à la glaciation du XIIe siècle. Mais des cartes antérieures à la glaciation du pôle Sud, qui se serait produite dix mille ans avant l’ère chrétienne ? Pendant quarante ans, ces faits troublants nourrissent toutes sortes de spéculations sur une civilisation disparue : peut-être l’Atlantide de Platon, antérieure à Sumer et à l’Egypte pharaonique…
En 2000, l’historien britannique Grigory McIntosh publie un examen critique détaillé du Kitab-i-Bahriye. Selon lui, la " terre australe " de 1513 ne serait en fait que le relevé des côtes atlantiques sud-américaines à partir de Sao Paulo, et les ressemblances avec le socle continental antarctique seraient " fortuites ". Ce qui ne change rien au reste du dossier Piri Reis : l’atlas ottoman démontre, par sa seule existence, que la cartographie a précédé la navigation à la fin du XVe siècle et au début du XVIe ; et non l’inverse. Le savoir précède l’action.
L’année 2007, nous le pressentons, sera tumultueuse. Il faut pourtant embarquer. Il faut pourtant naviguer. Avec courage. Mais avec clairvoyance. Cartes en mains, comme Piri Reis.
© Michel Gurfinkiel, 2007