En 1922, les Français découpent la Syrie en plusieurs Etats autonomes. Près de cent ans plus tard, la guerre civile fait resurgir cette carte oubliée.
En 2015, la chaine américaine CNN diffuse la carte d’une éventuelle partition de la Syrie. L’existence même de ce pays et de l’Irak voisin est alors remise en question par Daesh, qui entend les englober dans un nouveau califat universel. Mais aussi, au sein de chacun des deux Etats, par des rebelles ou des dissidents qui aspirent à l’autonomie, ou même à l’indépendance.
Sur la carte CNN, une Syrie du Nord et de l’Est à dominante sunnite, ayant Alep pour capitale, se séparerait d’une Syrie du Sud et de l’Ouest à dominante non-sunnite, centrée sur Damas. Ces deux entités seraient à leur tour flanquées de deux régions autonomes : une région kurde en Syrie du Nord, une région alaouite en Syrie du Sud.
Les péripéties militaires, l’intervention directe de la Russie, le renforcement de la présence iranienne, les incursions turques et enfin, last but not least, le retour à un certain activisme américain dans la région sous Donald Trump, en rupture avec l’immobilisme de Barack Obama, ont sans cesse brouillé les lignes au cours des trois années qui ont suivi. Mais en fin de compte, la situation qui prévaut sur le terrain début 2018 ressemble bien au document CNN. A ceci près que la « Syrie du Sud » – les zones restées aux mains de la famille Assad et des Alaouites – contrôle désormais en partie la région d’Alep, avec l’aide de la Russie. Tandis que la « Syrie du Nord » est passée sous suzeraineté kurde.
Pour les historiens, le document CNN de 2015 et les lignes de combat actuelles évoquent surtout une autre carte de la Syrie. Celle que les Français avaient dressée en 1922, au début de leur mandat. Un Etat autonome d’Alep avait alors été créé au nord du pays, et un Etat autonome de Damas au sud. Un autre Etat avait été octroyé aux Alaouites sur la façade méditerranéenne, et un quatrième aux Druzes dans le sud du pays. Un cinquième Etat autonome, le « Grand Liban », conçu comme un « foyer national chrétien », allait être complètement détachée de la Syrie quatre ans plus tard, en 1926, pour devenir la République du Liban.
« Diviser pour régner » ? C’est le reproche que les nationalistes arabes avaient adressé à la France. Mais la carte de 2018 se superpose trop bien à celle de 1922 pour n’avoir pas correspondu à de profondes réalités humaines.
Les Français occupent l’ensemble Syrie-Liban à la fin de l’été 1919. Un espace presque vide : moins de 2 millions d’habitants sur 200 000 kilomètres carrés en Syrie, 600 000 habitants sur 10 000 kilomètres carrés au Liban. De fait, des déserts de sable ou des steppes semi-arides couvrent les deux tiers de la Syrie proprement dite, au sud et à l’est. Le pays utile se situe à l’ouest : la côte et ses montagnes boisées, puis, parallèlement, un chapelet d’oasis et de terres irriguées à l’intérieur des terres. Au nord-est du pays, les steppes bénéficient de l’Euphrate, qui est né en Anatolie et qui va bientôt obliquer vers l’Irak.
Ce pays n’a pas d’identité. Suriya (« Syrie » en arabe) est un terme hérité de Rome et de Byzance : il s’applique au Levant tout entier, tout comme ses équivalent ash-Sham (« le Nord » – par rapport au « Sud » que constitue la péninsule Arabique) ou Bilad ash-Sham (« la contrée du Nord »). Politiquement, il n’y a plus eu d’Etat syrien indépendant depuis l’Aram biblique. Administrativement, les Ottomans avaient divisé la région entre le vilayet d’Alep, qui englobait une partie de l’Anatolie, et celui de Damas, qui s’étendait jusqu’à la mer Rouge.
Pas d’unité économique non plus. La Syrie s’insérait sous le régime ottoman dans des ensembles beaucoup plus larges : des routes caravanières, des chemins de fer, reliaient chacune de ses régions et chacun de ses centres urbains à l’Anatolie, à l’Irak, à l’Egypte, à l’Arabie. Mais par ce fait même, comme le note l’historienne américaine Martha Neff Kessler, « les économies locales se développaient sans liens transversaux entre elles ».
L’émiettement est plus prononcé encore sur les plans linguistique et religieux. La plus grande partie de la population parle arabe, mais il y a des minorités qui pratiquent le kurde, l’araméen, l’arménien, le circassien, des dialectes turcs, ou même le grec. Religieusement, les musulmans sunnites s’opposent aux chiites, ou à des sectes issues du chiisme mais peu à peu transformées en communautés distinctes, comme les Alaouites ou les Druzes ; chez les chrétiens, il faut distinguer entre catholiques, orthodoxes, protestants, « Eglises de l’Orient », et au sein de chaque Eglise les adeptes de telle ou telle autre liturgie ; les juifs sont nombreux dans les grandes villes et une secte qui se rattache aux religions préislamiques, les Yézidis, survit aux confins de l’Irak.
En fait, au-delà des régions, des villes et des religions, les seules structures réelles sont les clans familiaux, gravitant de manière quasi-féodale autour de leurs « anciens » héréditaires. Les clans gèrent l’agriculture et les guildes commerciales, gouvernent les communautés religieuses, et disposent souvent de milices armées. Ils n’ont d’autres politique que leurs intérêts les plus étroits ou ceux de leurs alliés et confédérés, et ne respectent que la force. Charles de Gaulle, affecté à l’état-major français de Beyrouth de 1929 à 1931, observera : « Il se trouve ici des populations qui n’ont jamais été satisfaites de rien ni de personne… »
Comment organiser ce chaos ? La tâche revient au secrétaire général du haut-commissariat français en Syrie et au Liban, le vicomte Robert de Caix de Saint-Amour. Théoricien de l’expansion coloniale française, ami personnel de Philippe Berthelot, Robert de Caix juge aussi illusoire que dangereux de fonder une « nation » syrienne unifiée. D’où son idée de fractionner le domaine mandataire français en plusieurs Etats plus homogènes.
Les Etats d’Alep et de Damas ont leur cohérence : ils correspondent aux anciens vilayets turcs. Alep compte alors plus de 200 000 habitants. Cette ville, principal nœud commercial du Proche-Orient jusqu’à l’ouverture du canal de Suez en 1869, a su se reconvertir avec le chemin de fer, en devenant une station du Bagdad-Bahn, le « Berlin-Bagdad » reliant l’Empire ottoman à l’Europe centrale. Et en se tournant vers toutes les industries : filatures de coton, huileries et savonneries, minoteries, tanneries et fabriques de meubles.
Damas est alors moins peuplée : quelque 180 000 habitants. Ancienne capitale de l’Aram puis du califat ommeyyade, elle tire sa richesse, au début du XXe siècle, de la grande oasis qui l’entoure, fruit d’une irrigation minutieuse : la Ghuta. C’est une ville de théologiens musulmans et de lettrés, plus conservatrice qu’Alep. De novembre 1918 à juillet 1920, elle a été la capitale de Fayçal, l’émir hedjazi devenu, avec le soutien des Britanniques, un éphémère « roi des Arabes ».
Robert de Caix a la main non moins heureuse avec les montagnard alaouites. Autrefois persécutés par les sunnites, ceux-ci sont heureux de disposer pour la première fois d’un Etat : ils vont servir la France, notamment en lui fournissant des soldats et des officiers. Mais au Liban, les choses se passent moins bien. En favorisant les chrétiens, on mécontente les druzes qui avaient dominé à la fois le Liban et le sud de la Syrie entre le XVIe et le XIXe siècles. Les clans druzes se rebellent en 1925. Le mouvement gagne ensuite le reste du pays. Il faudra de nombreux renforts et surtout l’habilité d’un général sorti du rang, Edouard Andréa, pour y mettre un terme en 1927.
La France se résout à « réunifier » Damas, Alep et le Djebel Druze, mais au sein d’un régime fédéral. En revanche, elle préserve le séparatisme alaouite. Par un étrange retour de circonstances, cette minorité, naguère inféodée à la puissance mandataire, devient après l’indépendance, en 1943, le fer de lance du nationalisme baasiste. Son implantation dans les forces armées lui permet de prendre le pouvoir en 1969, sous la conduite d’un général d’aviation, Hafez el-Assad. Et de la garder jusqu’à la guerre civile actuelle.
En théorie, le régime fondé par ce dernier entend promouvoir une triple unité : celle de la Syrie, celle du Levant et celle du monde arabe tout entier. Mais les slogans ne n’ont pas de prise sur l’anthropologie. Si la population syrienne a été multipliée par dix en cent ans, sa composition n’a pas changé, et dans les faits, Assad gouverne en s’appuyant sur les Alaouites d’abord, et sur tous les autres Arabes non-sunnites ensuite. En 1982, il écrase une rebellion sunnite à Homs et à Hama. Son fils Bachar tente de l’imiter à partir de 2011, face à une nouvelle insurrection des sunnites du Nord et des non-Arabes de l’Est. Sans succès.
Qui sait ? Il faudra peut-être en revenir un jour aux intuitions de Robert de Caix.
© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2018
Membre du Comité éditorial de Valeurs Actuelles, Michel Gurfinkiel est le fondateur et président de l’Institut Jean-Jacques Rousseau (Paris), et Shillman/Ginsburg Fellow au Middle East Forum (Philadelphie).