Michel Gurfinkiel

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HOOVER SAUVE LENINE

En 1921, la famine fait vaciller le régime bolchevik. Mais l’Amérique capitaliste vient à son secours. Au nom de la charité chrétienne.

MICHEL GURFINKIEL

« J’ai vu des piles de cadavres gelés, à demi nus, contorsionnés de façon hideuse, en partie dévorés par des animaux sauvages… J’ai vu, dans un orphelinat de Kazan, des masses compactes d’enfants couverts de vermine, entassés les uns sur les autres comme des colonies de phoques… »

C’est ce qu’écrit fin 1921, dans une lettre à sa famille,  William Shafroth, un volontaire de l’American Relief Administration (ARA) : le service semi-officiel américain chargé de l’aide d’urgence aux populations étrangères. Pendant onze mois, de septembre 1921 à août 1922, cet organisme maintient une mission en Russie : près de quatre cents cadres américains et cent vingt mille assistants locaux gèrent 19 000 cuisines, assurent 11 millions de repas par jour, et fournissent des semences aux agriculteurs. L’un dans l’autre, l’ARA sauve la vie à une trentaine de millions d’âmes au moins, soit un cinquième de la population russe. Il sauve aussi, par la même occasion, le régime soviétique lui-même, qui était sur le point de s’effondrer. C’est la première fois que l’Amérique vient en aide à des régimes qu’elle combat, dans un esprit purement humanitaire. Ce ne sera pas la dernière.

La Guerre mondiale, de 1914 à 1918, a été une apocalypse. Mais en Russie, une seconde apocalypse éclate en 1917 et va se poursuivre jusqu’en 1921 : la Révolution, avec ses corollaires – guerre civile, massacres, désorganisation totale de l’économie, sans parler des nouvelles pandémies, telles que le typhus et le choléra. Sur l’ensemble des deux périodes, 2 millions de Russes périssent dans les combats, près d’un million sont exécutés ou massacrés, et 14 millions de civils meurent de faim ou de maladie.

En 1920, les bolcheviks ont vaincu les armées blanches et reconquis la quasi-totalité de l’ancien Empire, mais ils sont confrontés à une jacquerie latente. Dans la région de Tambov, les paysans se révoltent pendant l’été 1920 contre les réquisitions de vivres. Les grèves et les manifestations se multiplient en janvier 1921 dans les grandes villes, y compris Moscou et Pétrograd, quand le gouvernement réduit d’un tiers les rations journalières de pain. Fin février, les  matelots et les fusiliers de Kronstadt, sur la Baltique, qui avaient été jusque l’avant-garde de la Révolution, entrent en rébellion ouverte : Lev Trotsky met trois semaines à réduire ce soulèvement, à coups de canon.

Vladimir Lénine tire les conclusions le 15 mars, en annonçant l’abandon du « communisme de guerre » et la mise en place d’une « Nouvelle politique économique » (NEP) : rétablissement partiel de l’entreprise privée, arrêt de la collectivisation agricole, appel aux investissements étrangers. Parallèlement, il demande une « aide internationale » pour combattre « la famine et les épidémies ». Un recul tactique momentané, analogue à la paix de Brest-Litovsk signée, dans les premiers jours de la Révolution, avec l’Allemagne impériale. Tant mieux si « les capitalistes » croient que le communisme a atteint son « Thermidor » et va peu à peu desserrer son étreinte.

Sur l’injonction du Kremlin, Maxime Gorki, « compagnon de route » prudemment retiré en Italie, publie le 13 juillet 1921 une Lettre ouverte à tous les Européens honnêtes et au peuple américain. Attribuant la situation à des « difficultés climatiques » et « une mauvaise récolte l’année précédente », comme cela avait été le cas à plusieurs reprises au XIXe siècle, l’écrivain conjure les Occidentaux de « donner au peuple russe du pain et des médicaments ». Le patriarche Tikhon, chef de l’Eglise orthodoxe, envoie une missive analogue au primat anglican, l’archevêque de Cantorbéry, et à d’autres dirigeants religieux.

Le 22 juillet, le texte de Gorki est sur le bureau du directeur de l’ARA, Herbert Clark Hoover, qui est aussi depuis peu le secrétaire américain au Commerce. Ce dernier fait savoir aux Russes, dès le lendemain, qu’il « prend à cœur les souffrances de leur peuple ». Mais il pose ses conditions : « L’ARA doit pouvoir opérer en Russie exactement comme dans les autres pays : ses représentants doivent pouvoir circuler librement, et mettre sur pied les structures nécessaires sans aucune interférence. »

Né en 1874 dans une famille de Quakers, ingénieur des mines, Hoover est un personnage plus grand que nature, comme l’Amérique aime à en produire. Il a fait fortune en Australie puis en Chine. En 1909, il séjourne en Russie : il y multiplie les investissements, avant de se raviser, car « le pays pourrait bien finir par exploser ». En 1914, à quarante ans, il s’est retiré des affaires et vit luxueusement en Grande-Bretagne avec sa famille. Mais dès le début du conflit, il se jette dans l’action humanitaire : « Une audace de pirate et un sens tout américain de l’organisation au service de la charité pure », note alors un diplomate britannique. Il se charge d’abord du rapatriement de cent vingt mille ressortissants américains surpris sur le continent. Puis de l’aide alimentaire à la Belgique et à la France du Nord, occupées par l’Allemagne. Jouant de la neutralité de son pays, il nourrit 2,5 millions de de civils pendant deux ans et demi.

Au printemps 1917, l’Amérique entre en guerre à son tour, aux côtés des Alliés. Le président Woodrow Wilson convoque Hoover à Washington, pour diriger l’Administration de l’Alimentation. En 1919, il le renvoie en Europe, à la tête de l’ARA nouvellement créée : il s’agit, cette fois, de distribuer une aide américaine à trente-deux pays. Y compris l’Allemagne vaincue et honnie. Tel est l’homme qui tend la main à Gorki. Trop bien informé des choses russes pour ne pas être radicalement anticommuniste, mais persuadé que « le pain est la seule arme qui arrête les armes ».

Un accord bilatéral est paraphé le 20 août. Les premiers volontaires américains arrivent par train à Moscou le 27 août. Ce sont par la plupart des jeunes gens de très bonne famille, mus par un esprit d’aventure ou par des sentiments religieux élevés. Il y a aussi des soldats démobilisés, des intellectuels d’origine russe, des journalistes, des cinéastes. Ils sont logés rue Spiridonovka, dans un ancien palais ou plutôt « une véritable ruine où plus rien ne fonctionne, ni eau courante, ni chauffage ». J. Rives Childs, qui a servi en France comme ambulancier puis comme officier d’état-major, note pour sa part : « Dans toute la ville, il n’y a pas un seul rire, pas un seul sourire. »

Un premier groupe de volontaires se rend dans la principale zone de famine, près de la Volga : « Pire que tout ce qu’on peut imaginer. Il faut acheminer l’aide le plus vite possible. Des milliers d’enfants meurent tous les jours. » Les trains spéciaux de l’ARA, chargés de blé, de maïs, de sucre, de lard, de lait en poudre, de chocolat, de pain blanc, partent sans cesse de Moscou. Mais ils sont souvent bloqués en rase campagne : défaillance technique, ordres et contre ordres. Quand le convoi arrive enfin à Kazan, ou à Samara, de nouveaux obstacles surgissent. A peine des assistants russes ont-ils été recrutés, par exemple, que la Tchéka les arrête…

Les Américains ne se découragent pas. Ils travaillent dix-huit heures par jour, étendent leur action à l’ensemble du pays. En décembre 1921, Childs parcourt à lui seul 700 kilomètres en traineau, 250 en train ; il tient une cinquantaine de réunions avec les responsables locaux, inspecte trente-trois cantines et trente-six orphelinats. La population ne cache pas sa gratitude, ni les cadres communistes leur admiration. Lénine finit par admettre : « Hoover est notre meilleure carte », surtout quand ce dernier arrache au Congrès une augmentation spectaculaire de l’aide destinée à la Russie : elle passe à 20 millions de dollars (en pouvoir d’achat, 1 milliard actuel). Apprenant que des policiers ont rudoyé des personnels de l’ARA à Arkhangelsk, le chef bolchevik ordonne que « ces pourris soient amenés à Moscou et abattus. »

Idylle américano-russe ? On n’en est pas loin. Mais elle ne peut durer. La mission de l’ARA prend fin à l’été 1922 : les structures mises en place par les Américains sont reprises en main par le pouvoir, avec des personnels soigneusement sélectionnés. Tant que dure la NEP, Hoover et ses équipes sont persuadés qu’ils ont ouvert une brèche et que la Russie va se « normaliser ». Mais en 1927, Joseph Staline met fin à l’expérience et relance la collectivisation. Dans ce nouveau contexte, « l’arme du pain » sera cyniquement retournée contre des pans entiers de la société : notamment en Ukraine, où le pouvoir organise une famine en 1932-1933 afin de mettre au pas la paysannerie. La propagande présente désormais l’ARA – que personne n’a oublié – comme un « un complot d’espions capitalistes ». 

Hoover reste secrétaire au Commerce jusqu’en 1928. Il passe donc pour l’un des artisans principaux de la prospérité que connaissent alors les Etats-Unis : ce qui lui vaut,  tout naturellement, d’être élu président cette année-là. Las, il ne parvient pas à juguler la crise économique foudroyante de 1929 : le voici déconsidéré, puis oublié. Jusqu’à ce que les historiens, depuis une trentaine d’années, ne redécouvrent l’ensemble de sa saga, et tout particulièrement son action en faveur de la Russie. Ainsi que l’a noté John Maynard Keynes : « Jamais une opération de secours n’a été menée avec tant de ténacité, ni de façon plus désintéressée. »

© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2021

Président et fondateur de ColloquiumVII, Michel Gurfinkiel est Fellow au Middle East Forum.

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