Valeurs Actuelles a été au cœur de la révolution capitaliste qui a réveillé l’Occident à la fin du XXe siècle. Une aventure à recommencer…
« Il n’est de richesse que d’hommes ». La formule est de Jean Bodin, le célèbre juriste et politologue français du XVIe siècle. Depuis 1966, elle sert de devise à Valeurs Actuelles. Raymond Bourgine, le fondateur du magazine, l’avait un jour commentée dans ces termes, au cours d’un déjeuner avec le journaliste et économiste Michel Drancourt : « Il n’est de richesse que d’hommes, c’est à dire que par les hommes. En disant cela, Bodin s’opposait aux mercantilistes, qui croyaient que la richesse des Etats reposait sur la thésaurisation mécanique de l’or et de l’argent. Il estimait au contraire que la richesse résultait du travail, de l’effort, de l’esprit d’entreprise. Bref, il prônait déjà le capitalisme ».
Le capitalisme ? Bourgine avait poursuivi : « Dans capitalisme, il y a Caput, ‘la tête’ en latin. Donc l’individu. Pas de capitalisme – pas de développent économique – sans la liberté individuelle, l’entreprise individuelle et la responsabilité individuelle ».
Bourgine devient journaliste à vingt ans, en 1945. L’Europe est alors étatiste et socialiste. Par nécessité ou par choix. Elle a été soumise, pendant six ans, à une économie de guerre : planification, contrôle des ressources et de la production, aussi bien dans l’agriculture que l’industrie ; rationnement ; confiscation de la propriété privée. Elle n’imagine même pas de sortir de ce système. Comment le pourrait-elle ? Le continent – aussi bien les vainqueurs que les vaincus – est en ruines, exsangue, affamé : y a-t-il un autre parti que de mettre la pénurie en commun ? Et à tout prendre, ne devrait-on pas tirer parti de cette situation pour construire, enfin, la Cité idéale, l’Utopie ? Ce serait un mal pour un bien…
L’étatisme-socialisme s’est imposé en Europe de l’Est, où il va bientôt constituer, avec l’aide des forces soviétiques d’occupation, le socle des dictatures communistes. En Allemagne, il hante les ruines du IIIe Reich. Il a arraisonné le Royaume-Uni, triomphant mais ruiné, où le gouvernement travailliste qui a succédé à Winston Churchill vient de nationaliser les houillères et les aciéries, tout en instituant la santé gratuite pour tous.
Il domine également la société française à la Libération. D’autant plus qu’il semble s’inscrire dans une tradition nationale : du colbertisme traditionnel aux projets « planistes » du Front populaire, et des modernisations esquissées par le régime de Vichy aux « grandes réformes » du général de Gaulle, les étiquettes ont changé, mais les objectifs sont restés à peu près les mêmes. En quatre ans, 1944-1948, les gouvernements de la Libération et de l’immédiat après-guerre ont donc nationalisé Renault, les quatre plus grandes banques du pays, trente-quatre compagnies d’assurance, le gaz, l’électricité, les houillères, les chemins de fer, la plus grande partie de l’aviation et de la navigation civiles. Parallèlement, ils ont mis en place la Sécurité sociale, des programmes nationaux de logement social et, travers les comités d’entreprise, une sorte de cogestion généralisée…
Seulement voilà : l’étatisme-socialisme ne répond pas aux attentes. Nulle part. En 1948, trois ans après la fin de la guerre, la ration alimentaire par habitant s’élève toujours à 1500 calories en Europe, contre 3300 calories aux Etats-Unis. Tout est à reconstruire, et pourtant l’activité reste inférieure à ses niveaux de 1939. L’Amérique accorde une aide d’urgence : le plan Marshall. Mais à terme ? La solution surgit là où pouvait s’y attendre le moins : en Allemagne. Grâce à la clairvoyance et à la détermination d’un homme : Ludwig Erhard.
Cet économiste bavarois, alors âgé de cinquante ans, a fait preuve d’une indépendance d’esprit étonnante sous le IIIe Reich. Directeur adjoint d’un petit institut de recherche puis consultant pour la Fédération nationale de l’Industrie, il a réfléchi dès 1940 à une économie « d’après-guerre », c’est-à-dire démilitarisée. En 1944, tenant la défaite pour inévitable, il précise sa pensée dans un essai qu’il fait circuler dans les milieux antinazis : l’économie allemande ne pourra être reconstruite qu’autour de la libre entreprise.
En 1948, les Anglo-Saxons lui demandent de préparer une réforme monétaire dans leurs zones d’occupation, la « Bizone » : c’est chose faite le 20 juin, avec le lancement du deutschemark. Dans la foulée, Erhard décrète l’abolition du contrôle des prix. « Une folie », se récrient ses protecteurs. Mais le résultat est immédiat. On ne trouvait que deux modèles de chaussures dans la Bizone au printemps. A la fin de l’été, plusieurs dizaines de modèles sont en vente. Et grâce à la concurrence, le prix des modèles standard tombe plus bas que sous le régime du rationnement.
En 1949, quand la Bizone, augmentée de la zone française d’occupation, devient la République fédérale d’Allemagne, Erhard y est chargé du portefeuille des Finances, qu’il détiendra pendant quatorze ans, jusqu’en 1963. Le « miracle allemand », ce sera lui. Dès le début des années 1950, sa gestion redonne confiance, dans les autres pays européens, à ceux – politiques, économistes, journalistes – qui croient à la renaissance d’une économie libérale. Luigi Einaudi l’imite en Italie, suscitant un autre « miracle ». Puis ce sont les conservateurs britanniques, revenus aux affaires en 1951, qui détricotent les nationalisations avec succès.
Ce retour général à la prospérité est facilité, il est vrai, par le plan Marshall, qui comporte à la fois une aide financière et des programmes d’information ou d’éducation qui touchent de nombreux cadres économiques européens ; et au-delà par le maintien ou la mise en place, toujours sous égide américaine, de structures internationales ou internationale de coopération économique d’inspiration libérale : des accords de Bretton-Woods au Gatt et à l’OECE, vite élargie en OCDE, en passant par les premières structures européennes.
En France, l’étatisme résiste mieux qu’ailleurs. Il est vrai qu’avec la création, en 1945, de l’Ecole nationale d’administration, il bénéficie d’un personnel administratif de très haut niveau. Il ne recule que partiellement dans les années 1950, grâce au libéral Antoine Pinay, président du Conseil en 1952, puis ministre des Finances du général de Gaulle de 1958 à 1960. Il revient en force dans les années 1960, sous la Ve République, dans le cadre d’une économie « mixte » et « volontariste ». Difficile, pour la plupart des Français, de s’y retrouver. Leur niveau de vie s’améliore très vite : est-ce l’effet des mesures prises par Pinay, ou du nouveau colbertisme ? Est-ce le résultat d’une bonne politique nationale ou, comme dans le reste de l’Europe, d’une meilleure insertion dans les échanges continentaux et internationaux ?
Raymond Bourgine, d’emblée, prend le parti de Pinay et du libéralisme. Il ne méprise ni l’Etat ni les administrations : sa famille est issue de la haute administration coloniale. Mais Paul Lévy, son maître en journalisme, a toujours eu le sentiment, avant et après la guerre, que l’étatisme dévoyait l’Etat sans servir l’économie. De plus, Bourgine, qui a découvert le monde anglo-saxon dans son adolescence, suit de près le renouveau théorique néo-libéral initié par Friedrich Hayek, professeur à la London School of Economics de Londres, et Ludwig von Mises, professeur à la New York University. Le premier a affirmé, en 1944, dans La Route de la Servitude, que le socialisme et l’économie dirigée menaient nécessairement à la tyrannie. Le second, en 1949, dans L’Action humaine, que la propriété privée était la condition même de la civilisation.
Ces deux livres, énormes succès de librairie, ont suscité de nombreux débats dans les pays anglo-saxons. Avant d’inspirer les néo-libéraux d’Europe continentale. Notamment à travers un club de réflexion fondé en 1947 : la Société du Mont Pèlerin.
A mille mètres au dessus du lac Léman, sur la rive suisse, le Mont Pèlerin est une petite station de villégiature. En avril 1947, Hayek y invite tous les économistes non-étatistes qu’il connaît, pour une conférence informelle. Trente-six d’entre eux font le voyage. L’un d’eux, Milton Friedman, futur prix Nobel d’Economie, observera : « L’essentiel, c’était qu’une telle conférence ait lieu et que les participants aient le sentiment de former désormais un groupe, au lieu de n’être que des loups solitaires ». De fait, une Société du Mont Pèlerin (SMP) est créée à l’issue des débats, présidée par Hayek. Elle se réunira chaque année dans le même hôtel, à partir de 1949. Parmi ses premiers membres, Erhard, bien sûr, Einaudi, et huit économistes qui obtiendront par la suite le prix Nobel : outre Hayek et Friedman, le Français Maurice Allais, le Britannique Ronald Coase et les Américains George Stigler, James Buchanan, Gary Becker et Vernon Smith. On y trouve par ailleurs des hommes d’Etat ou d’affaires encore peu connus, mais qui, peu à peu, vont dominer la vie publique américaine ou européenne.
L’esprit du Mont Pèlerin se retrouve largement dans Valeurs Actuelles. Bourgine et ses collaborateurs, notamment Philippe Durupt, rédacteur en chef économique et financier de 1966 à 1994, insistent en particulier sur deux thèmes abordés par la SMP : le lien entre culture et économie ; et la circulation des élites. « Il n’y a de bourgeoisie que culturelle », remarque Bourgine en 1985. « Il n’y a pas de famille qui demeure riche sur plusieurs générations si son niveau culturel baisse. Et inversement, l’Etat et la fiscalité doivent sanctionner les héritiers improductifs, et au contraire encourager les hommes nouveaux, ceux qui font fortune par l’innovation et l’adapatation ».
Il faut attendre la fin des années 1970 et passer par de nombreuses crises – la stagflation, mélange de récession et d’inflation, qui déstabilise les économies occidentales, la crise pétrolière, le renouveau des utopies marxistes – pour que le libéralisme l’emporte définitivement en Occident. En 1979, Margaret Thatcher, conservatrice atypique, incarnation même de la circulation des élites, devient premier ministre du Royaume-Uni. En 1980, de Ronald Reagan, autre « homme nouveau », est élu à la présidence des Etats-Unis. Ce sont des disciples de Hayek, Mises et Friedman. Et des caractères trempés, capables non seulement de décréter des réformes mais aussi de tenir le cap jusqu’à ce qu’elles portent leurs fruits.
Leur bilan est spectaculaire : vingt-cinq ans de croissance presque ininterrompue pour leurs pays, et pour l’ensemble du monde occidental ; le décollage, par ricochet, de la nouvelle Asie capitaliste ; l’essoufflement puis la chute du communisme en Russie, le virage de la Chine vers l’économie de marché. Ce que Valeurs Actuelles ne cessait d’expliquer depuis 1966 devient la doxa, la doctrine obligée, dans l’ensemble de la classe politique et médiatique française. François Mitterrand, président socialiste, se lance dans d’ultimes nationalisations en 1981, mais accepte un virage libéral dès 1984, puis des privatisations à partir de 1986, pendant une cohabitation avec Jacques Chirac.
Mais tout court le risque de se nécroser un jour. Même le libéralisme – s’il ne rime plus avec responsabilité. En 2008, la crise revient. Des deux côtés de l’Atlantique. Le capitalisme, une fois encore, est à réinventer. Et Valeurs Actuelles s’y emploie à nouveau.
© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2016