Le bagarreur populiste va-t-il se transformer en rassembleur reaganien ? Mes réponses à l’hebdomaire Haguesher.
Peut-on parler d’une victoire totale de Donald Trump ?
A première vue, l’élection a été très serrée. Si l’élection s’était déroulée selon les règles constitutionnelles françaises – au scrutin universel direct, que les Américains qualifient de « vote populaire » -, Donald Trump aurait même été battu par Hillary Clinton : il n’a en effet obtenu que 47,3 % des voix, contre 47,8 % à son adversaire. Mais l’Amérique est un pays fédéral, pratiquant un suffrage universel deux degrés : on vote d’abord dans chaque Etat, et ce sont ensuite les mandataires des Etats – les Grands Electeurs – qui élisent le président lors d’un scrutin final, un mois plus tard. Or Trump a obtenu la majorité dans une majorité d’Etats : vingt-neuf sur cinquante. Cela lui assure 306 Grands Electeurs sur 538 à l’élection finale, qui va se dérouler, cette année, le 19 décembre.
Une situation sans précédent ?
Non, c’est la cinquième fois dans l’histoire des Etats-Unis qu’elle se présente. Et la légitimité d’un président ainsi élu n’a jamais été contestée dans le passé. Il en va de même aujourd’hui avec Trump : sa victoire a été reconnue, le soir même du scrutin, par son adversaire Clinton.
Mais ces résultats ne vont-ils pas tout de même fragiliser Trump ?
Non, car de nombreux facteurs « majorent » sa victoire. D’abord, il a réussi à faire le plein des voix républicaines, à reconquérir son propre parti, ce qui passait pour une gageure un mois seulement avant le scrutin…
Dans votre précédente interview à Haguesher, vous parliez d’une « guerre civile » chez les républicains…
En effet : de nombreux experts s’interrogeaient même sur la survie du partie républicain après l’élection de 2016. Or cette crise s’est subitement résorbée. Second facteur en faveur de Trump : il a emporté des Etats qui passaient depuis des générations pour des fiefs du parti démocrate, comme la Pennsylvanie ou le Wisconsin, en obtenant notamment le ralliement de l’électorat ouvrier. Troisièmement, on peut raisonnablement penser que les 3,26 % d’Américains qui ont voté pour un troisième candidat, le « libertarien » Gary Johnson, sont plus proches des républicains que des démocrates, et que Trump a donc obtenu virtuellement une majorité « populaire », en plus de sa majorité chez les Grands Electeurs. Enfin et surtout, la victoire personnelle de Trump au niveau présidentiel se double d’une victoire collective des républicains au niveau législatif, puisqu’ils conservent la majorité absolue au Sénat et à la Chambre des Représentants.
Le président n’est investi que le 21 janvier. Que va-t-il se passer en attendant ?
Le président élu travaille avec une « équipe de transition » qui, selon les circonstances, préfigure ou non son futur gouvernement. Certains présidents élus préfèrent s’en tenir, pendant cette période intermédiaire, à de simples experts ou techniciens, afin de mieux peser leurs choix en vue des nominations définitives et de mettre en concurrence, le cas échéant, les candidats aux fonctions les plus importantes. D’autres, au contraire, s’entourent d’emblée de « poids lourds ». Il semble que Trump ait choisi la seconde option : il a nommé le vice-président élu, Mike Trump, à la tête de l’équipe de transition, et y a appelé des personnalités politiques, militaires ou économiques chevronnées, du sénateur Jeff Sessions au gouverneur Chris Christie, et de l’ancien maire de New York Rudy Giuliani à l’ancien directeur du renseignement, le général Michael Flynn.
Cela donne donc des indications sur la politique que Trump va suivre ?
Quelques lignes générales commencent à émerger, en effet. D’abord, Trump ne cherche apparemment pas à gouverner « perso » : son équipe comprend sans doute des membres de sa famille – ses fils Donald Jr et Eric Trump, sa fille Ivanka Trump-Kushner, son gendre Jared Kushner – ou des personnalités qui l’ont soutenu dès le début de sa campagne, comme le journaliste Stephen Bannon, le directeur de Breitbart News, mais également des personnalités qui se sont opposés à lui pendant les primaires, comme l’ex-candidat Ben Carson ou de manière plus nette encore Reince Priebus, le président du Comité national du parti républicain. Par ailleurs, quand on fait la moyenne des opinions et des prises de position des membres de l’équipe de transition, on reste dans une tonalité conservatrice « reaganienne », y compris en politique internationale. On est donc assez loin, a priori, de la rupture populiste, isolationniste, que certains ont prophétisée. Certes, on en saura plus à partir du 21 janvier, quand Trump fera connaître son programme de façon détaillée.
L’administration Obama peut-elle prendre dans les trois mois qui viennent des mesures qui entraveraient l’action future de Trump ?
En théorie, le président sortant Barack Obama garde toutes ses prérogatives jusqu’au 21 janvier. Mais il va probablement se borner à administrer les affaires courantes, sans chercher à entrer en conflit avec son successeur. C’est son intérêt bien compris : il bénéficie de 54 % d’opinions positives en fin de mandat, un capital moral important qu’il ne doit pas dilapider en se comportant de manière trop partisane. Ce capital va être en effet essentiel pour la suite de sa carrière : « grand sage » international, peut-être même secrétaire général des Nations Unies. Et pour une éventuelle carrière de son épouse Michèle Obama. En tout état de cause, l’équipe Trump a fait discrètement savoir au président sortant qu’une attitude mesurée était attendue de sa part…
Que se passe-t-il le 21 janvier 2017 ?
Le nouveau président présente officiellement son Administration (ses nominations devront être ratifiées par le Sénat) et prononce un discours-programme. Depuis l’installation de Franklin Roosevelt à la Maison Blanche, en 1933, les nouveaux présidents annoncent généralement à cette occasion de nombreuses mesures, à mettre en place immédiatement, ou du moins le plus vite possible, dans un délai d’une centaine de jours. Cela a été le cas, en particulier, des présidents qui avaient été élus sur des promesses de changement ou de réforme : Kennedy, Reagan, Obama. On peut s’attendre à ce que Trump fasse de même. Sauf si, rompant avec tous les précédents, il rend public son programme avant même d’être officiellement investi.
Trump est-il capable de restaurer un consensus national entre républicains et démocrates ?
C’est en tout cas le message qu’il a lancé le 8 novembre au soir, en prenant acte de sa victoire. Il a affirmé qu’il serait le « président de tous les Américains » et il a tenu à traiter Hillary Clinton avec beaucoup de courtoisie. Mon intuition est que l’Amérique a eu peur d’elle-même pendant la campagne présidentielle, peur d’une polarisation sans précédent entre républicains et démocrates, droite et gauche, Blancs et minorités, et que si Trump le bagarreur sait se comporter désormais en rassembleur, il sera largement suivi.
L’ambassadeur de France aux Etats-Unis, Gérard Araud, a déploré publiquement l’élection de Trump…
En tweetant que « le monde s’effondrait ». C’est là une attitude irresponsable, à bien des égards, et incompréhensible, venant d’un homme aussi fin qu’Araud. Mais elle est surtout révélatrice, tout comme l’hébétude du président François Hollande, de la « bulle » dans laquelle les milieux dirigeants français se sont enfermés, sur la question des relations franco-américaines comme sur beaucoup d’autres. Dans la plupart des autres pays, on a pris acte calmement, pragmatiquement, du changement politique qui vient d’avoir lieu. Et l’on a compris que l’Amérique allait sans doute reprendre son rôle de leader mondial, même si cela doit passer par d’autres modalités que dans le passé.
Les juifs américains, plus divisés que jamais ?
Malheureusement, oui. Si l’on parle d’une polarisation à propos de la nation américaine dans son ensemble, on doit peut-être évoquer un véritable schisme à propos des juifs américains, car le clivage de 2016 entre républicains et démocrates, trumpistes et clintoniens, recoupe une autre ligne de fracture, culturelle et religieuse, entre juifs fortement identitaires, souvent affiliés au mouvement orthodoxe, et juifs progressistes, proches des mouvements réformé et massorti. Là encore, tout va dépendre du comportement de Trump en tant que président et de la politique qu’il va mettre en œuvre au Proche-Orient. Il a beaucoup d’atouts en main à cet égard. Nous verrons ce qu’il en fera.
(Propos recueillis par Eliana Gurfinkiel-Kutschenko)
© Eliana Gurfinkiel-Kutschenko et Haguesher, 2016