Michel Gurfinkiel

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Auschwitz/ Les deux profanations

Un commando tente de détruire les vestiges matériels du camp nazi. Et le maire de la ville moderne d'Auschwitz prétend que les victimes n'étaient pas juives.

 

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A Oswiecim, alias Auschwitz, une profanation en cache une autre. Dans la nuit du 17 au 18 décembre, des inconnus démontent et emportent l’un des symboles les plus célèbres de l’ancien camp nazi :  l’inscription cynique en langue allemande – Arbeit Macht Frei (« Le travail rend libre »)- qui surmonte l’entrée principale. Le président de la République polonaise, Lech Kaczynski, promet immédiatement que tout sera mis en œuvre pour « identifier et punir les coupables ». De fait, l’artefact est retrouvé dès le 20 décembre, quelque part dans le nord de la Pologne, scié en trois. Plusieurs suspects sont appréhendés.

 

Le ministre allemand des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, parle d’un « crime méprisable ». Cette affaire le touche personnellement : il venait d’annoncer que son pays allait verser 60 millions d’euros à la fondation chargée de préserver les vestiges matériels du camp.

 

Mais une autre profanation, d’un autre ordre, s’est produite le 18 décembre au matin. Interrogé par le journal en ligne israélien Ynet, Janusz Marszalek, le maire de la ville actuelle d’Oswiecim ((41 382 habitants), déclare en effet : « C’est une tragédie… Les habitants sont horrifiés et très tristes… Je ne pense pas que ce soit un acte antisémite… Cela n’aurait aucun sens… Il y avait des Juifs dans le camp, c’est vrai, mais 90 % de ceux qui y avaient été incarcérés n’étaient pas juifs – c’étaient des Polonais, des Russes et d’autres catholiques. C’est seulement après la conférence de la Wannsee, en 1942, que les Juifs ont été envoyés ici. Par conséquent, il est illogique à mes yeux que le vol de la nuit dernière ait eu un motif antisémite. »

 

Marszalek a raison d’observer que des non-Juifs ont été détenus à Auschwitz, ou y ont été assassinés. Le camp a d’abord servi, de 1940 à 1942, à l’incarcération des élites polonaises non-juives. En 1941, on y parque et on y tue des prisonniers de guerre soviétiques. En 1943, on y enferme 23 000 Tsiganes : la plupart seront gazés pendant l’été 1944. De même, il est vrai que les Juifs ne seront déportés systématiquement à Auschwitz qu’à partir de 1942.

 

Mais l’immense majorité des êtres humains qui ont été assassinés dans ce complexe concentrationnaire – plus de 900 000 sur 1,1 million –  étaient juifs. Et ils ont péri entre le printemps 1942 et l’hiver 1944-1945. On comprend  mal comment le maire d’Oswiecim, entre tous les maires de Pologne, peut l’ignorer. Si le vol de l’inscription relève d’un négationnisme au premier degré, qui occulte les atrocités nazies et en méprise les victimes, ses déclarations s’inscrivent dans un négationnisme au second degré, qui prétend honorer les victimes tout en affirmant que la plupart d’entre elles n’étaient pas juives.

 

Marszalek ne fait que reprendre la doctrine officielle du régime national-communiste polonais d’avant 1989. Pendant quarante ans, les autorités de Varsovie, mais aussi certaines autres institutions, notamment une partie de l’Eglise, ont tenté de démontrer, à travers divers sophismes, que « les Polonais » – sous-entendu les Polonais catholiques – avaient été le véritable « peuple martyr » de la Seconde Guerre mondiale ; et de minimiser la tragédie juive.

 

J’ai, dans ma bibliothèque, un atlas des atrocités nazies en Pologne publié à cette époque. Les sites des prisons, des camps de concentration, des chambres à gaz, des ghettos, des pogromes et autres massacres, y sont frappés d’une croix noire : la médaille polonaise des héros, équivalent de la médaille militaire française. Des croix noires figurent à l’emplacement des ghettos de Varsovie ou de Lodz, des usines de mort de Treblinka, Maidanek, Chelmno. Une autre croix noire indique Lenczna, le shtetl de ma famille paternelle, où la communauté juive,  qui s’élevait à 60 % de la population locale en 1939, fut assassinée en 1942. La plupart des Polonais qui feuilletaient ce genre d’ouvrages pouvaient en conclure, avec plus ou moins de mauvaise foi, que les nazis avaient surtout tué des chrétiens. C’est ce sentiment qui avait conduit des carmélites polonaises à dresser une sorte de crucifix monumental sur le site du camp à la fin des années 1980. Ou amené le cardinal Jozef Glemp, primat de Pologne, à expliquer en 1990 au nouveau grand rabbin de Pologne, le Rav Pinhas Menahem Joskowicz,  que « Juifs et Polonais avaient, les uns et les autres, eu six millions de morts pendant la Seconde Guerre mondiale ». Quitte à feindre l’étonnement  quand son interlocuteur lui avait rappelé que sur les « six millions de Polonais », il fallait décompter trois millions de Juifs polonais.

 

Vingt ans se sont écoulés. La Pologne, désormais libre, reconnaît aujourd’hui la Shoah pour ce qu’elle fut. L’obstination doucereuse d’un Marszalek est d’autant plus choquante. Mais on se tromperait en réduisant cette affaire à une « survivance » d’un passé spécifiquement polonais, ou au perpétuel retour de l’antisémitisme est-européen. Des attitudes analogues existent – et se multiplient – sous nos yeux, en Europe occidentale, dans les pays qui, après la Seconde Guerre mondiale, ont fondé l’Union européenne actuelle.

 

En vertu d’une loi sur la compétence universelle des tribunaux, l’ancienne ministre israélienne des Affaires étrangères Tsipi Livni, aujourd’hui chef de l’opposition de centre-gauche à Jérusalem, a failli faire l’objet d’un mandat d’arrestation en Grande-Bretagne, en vertu d’une accusation de « crimes de guerre » relatif aux événements de Gaza déposée par un avocat de nationalité britannique lié au Hamas. La notion d’une compétence universelle des tribunaux contre les « ennemis de l’humanité » remonte au XVIe siècle. Elle était alors dirigée contre les pirates et les cannibales. Au XXe siècle, elle a été reprise par le tribunal de Nuremberg, en raison de l’énormité des crimes du IIIe Reich, à commencer par l’assassinat des Juifs. Elle est ensuite passée dans le droit international,  en vertu du précédent de Nuremberg et au nom de  la « mémoire de la Shoah ». Mais peu à peu, on l’a retournée contre les victimes de la Shoah – et l’Etat où la plupart d’entre eux se sont réfugiés. Jusqu’à l’inculpation de la ministre d’un Etat démocratique, sur la demande d’un factotum d’une organisation totalitaire et terroriste.

 

© Michel Gurfinkiel, 2009

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