Michel Gurfinkiel

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Etats-Unis/ La doctrine Rumsfeld

C’est le plus proche collaborateur de George W. Bush et le maître d’œuvre de la " guerre contre le terrorisme " : Donald Rumsfeld explique aux alliés français, dans Valeurs Actuelles, la stratégie américaine d’aujourd’hui.Monsieur le Secrétaire à la Défense, quelle a été votre réaction quand un avion suicide s’est écrasé sur votre ministère le 11 septembre 2001, peu de temps après la double attaque sur le World Trade Center ?

DONALD RUMSFELD. Vous vous souvenez du déroulement des événements.  Minute après minute, nous percevions plus clairement ce qui était en train de se passer. Quand nous avons appris qu’un second avion s’était écrasé sur le World Trade Center de New-York, il a été clair, à nos yeux, cela ne pouvait pas être seulement  un accident. Et quand un troisième avion  s’est écrasé sur notre propre bâtiment, ici, à Washington, nous avons su qu’un sacré travail allait commencer pour nous.

Cela fait quoi, de se trouver dans un bâtiment qui subit une telle attaque ?

On a l’impression qu’une bombe vient d’exploser. Un choc terrible, qui ébranle le bâtiment entier. Franchement,  je n’ai pas imaginé, sur le moment, que c’était un avion, comme à New-York.  Juste cette impression terrifiante que tout risquait de s’écrouler autour de nous.

Cela fait plus d’un an que les Etats-Unis sont engagés dans une guerre contre le terrorisme. Pouvez-vous dresser un premier bilan ?

Nous avons pris un bon départ en Afghanistan. Notre intervention dans ce pays nous a en effet permis de démanteler des éléments clés du dispositif terroriste, d’empêcher les terroristes de l’utiliser comme un " sanctuaire ",  de les contraindre à prendre la fuite, et enfin de collecter une très grande quantité d’informations…

Que vous avez pu utiliser ?

Nous avons d’ores et déjà exploité tout ce qui pouvait l’être à des fins tactiques. En revanche, nous avons encore du travail  à faire en matière d’analyse stratégique, notamment pour mieux comprendre le mode de fonctionnement d’Al-Qaida.

Et en dehors d’Afghanistan ?

Là encore,  le début est prometteur. Dans le monde entier, les mesures de contrôle et de sécurité ont été renforcées, y compris sur le plan financier : c’est le cas, notamment, de pays qui pouvaient passer jusqu’ici pour des " ventres mous ", comme le Pakistan. Nous avons développé notre coopération en matière de lutte contre le terrorisme avec de nombreux Etats, à leur demande : par exemple la Géorgie et les Philippines. Mais le plus important reste à faire. Nous devons mettre les terroristes sur leur défensive, empêcher la création de nouveaux  " sanctuaires ",  dans des pays tels que le Yémen ou la Somalie, et surtout, surtout, interdire aux terroristes d’avoir accès aux armes de destruction massive.

Vous pensez à l’Irak et aux autres pays de " l’Axe du Mal " ?

Nous devons nous concentrer , en effet, sur les Etats qui cherchent à se doter de ces armes et qui pourraient en doter des organisations terroristes.

" L’Axe du Mal ", qu’est ce que c’est ? Une simple coalition d’Etats voyous ou un système totalitaire qui menace globalement les pays occidentaux et démocratiques ?

Les deux définitions se complètent. En termes techniques,  " L’Axe du Mal " peut être défini comme une coalition d’Etats voyous et organisations terroristes mettant leurs ressources en commun. C’est dans ce sens qu’il inclut, par exemple, la Corée du Nord : ce pays a apporté un appui majeur aux Etats qui cherchaient à se doter d’armes de destruction massive. Mais " l’Axe du Mal "  possède également une dimension politique, fort complexe d’ailleurs. La plupart des pays impliqués cherchent à faire face aux difficultés liées à la modernisation en se repliant sur une vision déformée,  excessive, de leur passé et de leurs traditions. Cela ressemble fort au fascisme européen du début du XXe siècle. Les extrémistes islamistes instrumentalisent et dévoient  l’islam traditionnel, tout comme le régime de Mussolini avait manipulé à son profit le souvenir de la grandeur romaine,  ou comme le nazisme avait utilisé et dénaturé la culture germanique.

Les réseaux terroristes palestiniens font-ils partie intégrante de " l’Axe du Mal " ?

Les réseaux terroristes palestiniens – le Hamas, le Djihad islamique, certains éléments du Fatah – reçoivent une aide financière et technique de l’Iran et de l’Irak. Cette collaboration – qui sert les intérêts respectifs des différents partenaires – s’est soldée par le massacre de nombreux Israéliens innocents. Elle a également porté atteinte à des aspirations palestiniennes légitimes. Je ne sais pas si l’on peut en déduire que les terroristes palestiniens constituent une partie intégrante de " l’Axe du Mal " Que pensez-vous des ripostes israéliennes contre ces organisations ?

Israël doit-il se défendre contre le terrorisme ?  Oui, c’est là une attitude légitime et nécessaire.

La victoire contre le terrorisme peut-elle être obtenue par des moyens purement militaires ou implique-t-elle un processus de modernisation et de démocratisation dans certains pays, notamment au Proche et au Moyen-Orient ?

Il n’y aura pas de victoire sans démocratisation. Bien que non démocratiques, les modes de vie traditionnels présentent de nombreux aspects positifs, et ne conduisent pas, en tant que tels, au terrorisme. Mais leur maintien semble de plus en plus problématique : les populations concernées cherchent à bénéficier en même temps des avantages de la civilisation moderne. C’est dans cette situation ambiguë, intermédiaire,  où le monde traditionnel sert toujours de référence et où le monde moderne n’est pas encore en place,  où le ressentiment est généralisé, que naît l’interprétation extrémiste de l’islam à laquelle je faisais allusion plus haut. Bien entendu, cet extrémisme – intolérant sur le plan religieux et voué à la haine de l’Occident sur le plan politique – n’est pas l’islam. Mais il suscite beaucoup d’écho dans le monde musulman d’aujourd’hui. Le souvenir d’une époque où les sociétés musulmanes étaient les plus développées du monde ne fait qu’aggraver le malaise.

Comment les pays occidentaux peuvent-ils aider les pays musulmans à cet égard ?

En fait, le monde islamique est actuellement en proie à une sorte de guerre civile. Les non-musulmans n’ont pas à prendre partie dans les aspects purement religieux ou civilisationnels de cette querelle. Mais le monde civilisé sans son ensemble a évidemment  intérêt à aider les musulmans qui rejettent l’extrémisme et qui épousent un islam modéré, tolérant et pacifique. De nombreux pays musulmans se situent déjà du côté de la modération. Je voudrais citer deux cas significatifs : la Turquie, qui est un grand pays de près de soixante-dix millions d’habitants, une société profondément musulmane, un Etat démocratique de type occidental, et un allié ancien et important des Etats-Unis ; et l’Indonésie, victime d'une attaque terroriste massive le 12 octobre, qui est, par sa population, 140 millions d’habitants dont 90 % de musulmans,  le plus grand pays islamique du monde.

Monsieur le Secrétaire,  vous avez joué un rôle important, il y a quelques mois, en vue d'éviter une guerre nucléaire entre l’Inde et le Pakistan. Croyez-vous que ces deux pays puissent devenir, à terme, des partenaires stratégiques des Etats-Unis ?

Un milliard et demi d’êtres humains vit en Asie du Sud : la stabilité, la paix et la prospérité de cette région constituent évidemment, pour les Etats-Unis, un intérêt stratégique. En ce qui concerne, plus spécifiquement, la guerre contre le terrorisme planétaire, l’Inde et le Pakistan assument des rôles irremplaçables, aux côtés des Etats-Unis et des autres membres de la coalition mise sur pied après le 11 septembre 2001. En autorisant les forces américaines à utiliser des bases opérationnelles situées sur son territoire, le Pakistan a contribué à la chute du régime taliban en Afghanistan ; et le gouvernement pakistanais continue à assurer son soutien aux actions militaires contre les éléments résiduels et d'Al-Qaïda, le long de la frontière pakistano-afghane. Les forces armées indiennes, de leur côté, ont développent leur coopération avec les forces américaines, en vue de mener de manière plus effective des opérations conjointes. La marine indienne, en particulier, apporte son soutien aux patrouilles dans le secteur Est de l’océan Indien – afin d’y garantir la liberté de navigation, la libre circulation des ressources et le commerce maritime. A terme, notre objectif est de mettre sur pied la plus large coopération possible, en matière de sécurité,  avec les deux pays – ainsi d’ailleurs qu’avec tous les Etats amis de la région.

Comment évaluez-vous les relations stratégiques des Etats-Unis avec l’Union européenne ?

Les Etats-Unis entretiennent  des relations raisonnablement constructives avec l’Union européenne à tous les niveaux et dans les domaines les plus variés : la lutte contre le terrorisme global, le processus de paix au Moyen-Orient, la consolidation de la paix dans les Balkans et la remise sur pied de l’Afghanistan. C’est un partenariat cimenté par une histoire commune, des principes communs, de multiples liens culturels et économiques. Pour autant, il n’a rien d’automatique. Nous devons sans cesse travailler en vue de garder nos principes en commun, et sans cesse nous concerter sur les actions à prendre en fonction de ces principes. Notre héritage mérite un tel effort, me semble-t-il. Rien ne me paraîtrait plus grave qu’un désaccord entre l’Europe et l’Amérique sur de telles questions.

Les relations euro-américaines doivent-elles passer uniquement par l’Otan ?

L’Europe coopère avec l’Otan dans divers domaines, notamment les Balkans et la lutte contre le terrorisme. Il y a sans doute encore des progrès à faire dans ces domaines, notamment afin de parvenir à des structures permanentes de coopération. Les deux dimensions me semblent également bénéfiques : entre les Etats-Unis et l’Union européenne d’une part, entre l’Otan et l’Europe d’autre part.

Où en sont les relations franco-américaines ?

Les Français sont nos alliés de toujours, et nous attachons le plus grand prix aux relations que nous entretenons avec eux. Nous n’oublierons jamais qu’ils nous ont offert leur sympathie et leur assistance au lendemain du 11 septembre 2001, qu’ils se sont engagés à nos côtés dans la guerre contre le terrorisme et qu’ils ont été un élément important de la coalition qui est intervenue en Afghanistan. Cela dit, bien entendu,  nos relations pourraient être encore meilleures. Et ce que je disais voici quelques instants de l’Europe en général s’applique a fortiori à la France : notre histoire commune justifie les efforts que nous avons à faire dans ce sens, de part et d’autre.

Vous venez de recevoir au Pentagone la ministre française de la Défense, Michèle Alliot-Marie…

J'avais déjà eu l'occasion de la rencontrer ici ou là,  à Varsovie et ailleurs, et d'apprécier son caractère et son intelligence. J'ai été absolument ravi de la recevoir aux Etats-Unis, voici quelques jours, dans le cadre de ses fonctions de ministre de la Défense. Nous avons discuté des relations franco-américaines, bien entendu, mais de l'Otan et de l'ensemble des problèmes de sécurité de ce début de siècle. Il est incontestable que la France fait en ce moment des efforts importants dans ce domaine.

En augmentant son budget de la défense ?

Notamment.  La France fait partie, comme l'a observé le secrétaire général de l'Otan, Lord Robinson, des trois ou trois ou quatre pays qui prennent en ce moment leurs responsabilités et procèdent aux choix budgétaires nécessaires en vue de faire face plus efficacement aux défis actuels en matière de sécurité. Nous vivons dans un monde dangereux. La paix et la sécurité de tous dépendent de la détermination de chacun d'entre nous, au niveau national comme dans le cadre de l'Otan.

La Russie est devenue un allié des Etats-Unis ?

Il y a en effet de nombreux sujets sur lesquels les nous sommes désormais d’accord avec les Russes et où nous travaillons avec eux. Je cite, pêle-mêle : le nouveau conseil de coopération stratégique Otan-Russie, les mesures en vue d’empêcher  la dissémination des armes nucléaires et des autres armes de destruction massive, la conquête de l’espace, la réduction des armements nucléaires existants, l’entretien et la surveillance des arsenaux de destruction massive hérités de l’ex-URSS, le développement des relations économiques entre les deux pays, à travers le commerce et les investissements directs, et enfin les programmes d’assistance destinés à consolider la démocratie russe. Le président George W. Bush a pris, vous le savez, des initiatives qui ont permis de renforcer la compréhension mutuelle et de préparer l’avenir. Tout n’est pas parfait dans nos relations bilatérales, mais les premiers succès sont encourageants. Il en va, en fait, de nos intérêts nationaux bien compris : trop de facteurs militent contre un retour à nos anciennes façons d’agir. La guerre froide est finie. Entre nos deux nations, l’heure est désormais à la coopération, et non plus à la rivalité ou à la compétition.

Avant le 11 septembre 2001, vous prépariez une importante réforme stratégique et militaire. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Voici un peu plus d’un an, avant le 11 septembre, nous mettions la dernière touche à une évaluation stratégique globale – ce que nous appelons, dans notre jargon, l’Evaluation quadriennale des questions relatives à la défense nationale (le document a été finalement publié le 30 septembre 2001). La première conclusion à laquelle nous étions arrivés, c’était que les Etats-Unis ne devaient pas se laisser aller à un sentiment de fausse sécurité. La deuxième, qu’il nous fallait raisonner dorénavant en termes de défis globaux plutôt que de menaces spécifiques. Et la troisième, qu’il nous fallait apporter un certain nombre d’améliorations à nos forces armées, à leur organisation, à leur équipement et à leur mode d’opération. A peine avions-nous achevé ces travaux que nous avons été confrontés aux effroyables agressions terroristes que vous savez. En fait, la guerre contre le terrorisme que nous menons aujourd’hui n’a fait que confirmer notre analyse. L’expérience nous a montré que nous avions raison de chercher à mieux protéger nos bases opérationnelles essentielles, y compris sur le sol américain. Elle nous a révélé à quel point il était important de pouvoir projeter et maintenir des forces armées sur des théâtres éloignés ou encore d’anéantir les " sanctuaires " où l’ennemi se retranche afin de mieux attaquer. Elle nous a convaincu que la réforme militaire était plus nécessaire que jamais, et qu’il fallait la mettre tout de suite en chantier, en urgence absolue.

Avant même que la guerre contre le terrorisme ne soit achevée ?

La réforme ne doit pas être lancée après cette guerre. Elle doit se faire en même temps.

Que sera l’armée américaine du futur ?

Je ne peux pas vous en dresser une fiche signalétique complète, mais je peux mentionner quelques éléments caractéristiques.
1. Nous voulons mettre sur pied un instrument militaire intégré. Ce ne devrait pas être une simple juxtaposition d’unités, mais un tout, un ensemble holistique.
2. Cet instrument devrait reposer sur des approches conceptuelles et organisationnelles entièrement repensées. Elle devrait aller plus loin encore qu’aujourd’hui dans l’utilisation des technologies de l’information et d’autres technologies nouvelles.
3. Cet instrument devrait être en mesure, en cas de crise ou de conflit, de présenter au président des Etats-Unis le plus large éventail d’options stratégiques ou opérationnelles, en vue d’agir au mieux sur les événements.

(Propos recueillis au Pentagone par Michel Gurfinkiel)

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L'homme debout

Donald Rumsfeld me reçoit debout, avec un large sourire. Ce n'est qu'au bout de quelques minutes qu'il me propose de s'asseoir à une petite table ronde, au milieu du vaste bureau rectangulaire qu'il occupe dans l'aile nord du Pentagone, face au Potomac. Après l'entretien, l'un de ses assistants m'explique : "Le Secrétaire vit et travaille debout. Pour écrire, il utilise un lutrin. Il ne sait pas s'asseoir. Trop d'énergie en lui."

Né à Chicago en 1932, Rumsfeld a étudié à Princeton, avant de servir dans la Marine pendant trois ans, de 1954 à 1957, en qualité de pilote de l'Aéronavale.  Entré dans la vie active à vingt-cinq ans, il mène, depuis quarante-cinq ans, quatre carrières de front : homme d'affaires, membre du Congrès, diplomate,  ministre. Il a été banquier, PDG dans l'industrie pharmaceutique (Searle) et dans la haute technologie (General Instrument),  député de l'Illinois (quatre mandats successifs), assistant ou conseiller des présidents Richard Nixon, Gerald Ford, Ronald Reagan,  George Bush père (républicains tous les quatre),  conseiller du président Bill Clinton (démocrate), ambassadeur auprès de l'Otan, négociateur du Traité de la Mer, envoyé spécial des Etats-Unis au Moyen-Orient, président de la Commission d'évaluation des menaces balistiques stratégiques. Depuis 2001, il est le vingt-et-unième Secrétaire à la Défense des Etats-Unis, aux côtés de George W. Bush (un républicain à nouveau). Pas de faute, pas d'échec, des réussites spectaculaires (en 1990, il sauve General Instrument de la faillite).

Quand il s'installe au Pentagone, en janvier 2001, il se donne pour but de "réveiller la vieille maison". Il passe tout en revue,  et demande le pourquoi de chaque chose. "Nous avons vite appris qu'il rejetait d'emblée certaines réponses", disent ses collaborateurs. "Impossible, par exemple, de lui dire que c'est l'usage, ou qu'il existe un consensus sur tel ou tel sujet. Il veut des réponses concrètes." Le fait que l'Amérique soit déjà la seule superpuissance militaire ne l'impressionne pas : "Le cimetière de Wall Street est plein d'ex- superpuissances du business" . Ce qui l'intéresse, c'est de maintenir le pays à ce niveau pendant une génération ou deux.

Le 11 septembre 2001, un avion kamikaze s'écrase sur le Pentagone. Rumsfeld était probablement  visé à titre personnel. Personne ne semble mieux fait, en effet, pour organiser et conduire aujourd'hui la contre-attaque.

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