Quand le bateleur italo-belge invoque Dieu pour mieux mentir…
Voici quelques jours, on diffusait sur une chaîne de télévision une rétrospective consacrée au chanteur italo-belge Salvatore Adamo. Je ne sais si ce nom dit encore quelque chose aux moins de vingt ans ou de trente ans. Les plus âgés, en revanche, se rappellent qu’Adamo connut le succès dans les années soixante, avec des ritournelles étranges, fades, sucrées, poussées avec une voix de fausset à demi-cassée. Mais aussi qu’il rencontra la gloire pendant l’hiver 1966-1967, avec Inch Allah.
En dépit d’un titre et d’un refrain arabo-musulman, cette chanson, à tous point exceptionnelle, racontait Israël et Jérusalem, tels qu’ils pouvaient alors apparaître à un jeune visiteur européen : un pays en guerre, fragile, encerclé de fils barbelés et d’ennemis implacables, une ville divisée sur laquelle planaient le souvenir de l’Ancien Testament et du Nouveau, mais aussi l’image, encore récente, encore insoutenable, de l’Holocauste. Après une ouverture instrumentale obsédante, pareille à un roulement de tonnerre, Adamo disait, d’une voix soudainement belle :
« Mais quand j’ai vu Jérusalem,
Coquelicot sur un rocher,
J’ai entendu un requiem,
Quand sur lui je me suis penché…
Requiem pour six millions d’âmes
Qui n’ont pas leur mausolée de marbre
Et qui malgré le sable infâme
Ont fait pousser six millions d’arbres ».
Puis le refrain montait, comme un cri. En arabe, étrangement, mais après tout pourquoi pas. Inch Allah, une invocation au Dieu suprême, au Très-Haut, à Celui Qui surplombe le judaïsme, le christianisme et l’islam, et Qui venait de rendre sa terre à Son peuple martyrisé.
On ne saurait exagérer l’impact que cette chanson eut sur les esprits, en France, dans les pays francophones, dans le monde. Si les opinions publiques européennes furent massivement du côté d’Israël quelques mois plus tard, pendant la guerre de juin 1967, cela fut en partie à cause d’elle. Et les juifs de France mêlèrent spontanément, au lendemain de l’épreuve et de la victoire, les paroles un peu kitsch et pourtant si vraies d’Adamo avec un nouveau refrain qui venait cette fois d’Israël et qu’une toute petite jeune fille, Shuli Nathan, chantait en hébreu : Yerushalayyim shel Zahav, Jérusalem, la Ville d’Or…
Il allait de soi qu’ Inch Allah fût au cœur de la rétrospective télévisuelle de l’autre jour. Et de fait, Adamo avait tenu à se faire filmer, pour l’occasion, à Jérusalem, au milieu des pierres blondes et sous le ciel bleu azyme. Le même Adamo, un peu vieilli, un peu grimé, un peu pathétique avec ses faux cheveux noirs et ses pattes d’oie, mais toujours souriant. Il relatait les conditions dans lesquelles il avait écrit sa chanson, voici trente-cinq ans. Il affirmait que les paroles et la musique lui étaient venues d’elles-mêmes, comme si des forces supérieures les lui avaient dictées, et qu’il avait gardé ce premier jet tel quel, sans rien y changer. Et ensuite, il interpréta Inch Allah, en compagnie de la chanteuse Maurane. Et là, mes oreilles ont sifflé, comme celles, j’en suis sûr, de milliers d’autres téléspectateurs de mon âge. Adamo avait changé les paroles. Plus d’Holocauste, plus de six millions d’arbres ni de six millions d’âmes, mais des allusions à Ismaël et à je ne sais quel processus de paix. La chanson inoubliable dédiée à Israël était désormais recyclée au profit de l’OLP et de Madame Leïla Shahid.
Qu’on me comprenne bien. Adamo a le droit de penser ce qu’il veut, et de prendre le parti qu’il veut. Il a le droit, pour amadouer le boycott arabe, parce que c’est bien de cela qu’il s’est agi avant tout, de dénaturer l’un de ses plus beaux titres. Mais ce que je trouve à la fois incroyablement vil et incroyablement révélateur, c’est d’affirmer que la chanson lui était venue d’En-Haut, à travers une inspiration quasi-prophétique, de jurer qu’il n’y avait changé ni une note, ni un iota, et ensuite, dans le même mouvement, et avec le même bon sourire, avec l’aplomb du bateleur de foire et du faux témoin professionnel, de la censurer, de la réécrire et de la chanter pour un public qui, bien sûr, sait parfaitement de quoi il en retourne. Ce comportement est celui des staliniens qui, naguère, retouchaient sans cesse les textes et les photographies afin que les ex-héros du peuple, soudain transformés en ennemis du peuple au fil des procès de Moscou ou de Prague, disparaissent de l’histoire officielle. Il est celui des révisionnistes de tout poil, ceux, néo-nazis, qui prétendent que la Shoa n’a jamais eu lieu, ou ceux, islamistes, qui déclarent que le Temple de Salomon n’a jamais existé et que Jérusalem a toujours été une ville arabe. Et la question n’est pas tant de savoir comment de tels mensonges peuvent être proférées que se s’interroger sur les conditions dans lesquels ils ont pu proliférer, au point de se substituer, comme des algues tueuses, à une vérité historique pourtant bien établie et dont la plus grande partie de l’opinion, dans les pays occidentaux, ont été les témoins directs.
Confronté au mensonge systématique de l’URSS stalinienne, Soljénitsyne a dit un jour : « J’ai découvert que la seule façon de résister, c’était de ne jamais mentir, de ne jamais faire de concessions, même sur un fait mineur, même par omission ». Si aujourd’hui le révisionnisme palestinien et islamiste dévore les médias, c’est, je le crains, parce que les juifs, les Israéliens, les amis non-juifs d’Israël, n’ont pas su s’en tenir au conseil du grand écrivain russe. Au nom d’un soi-disant processus de paix, que n’a-t-on pas concédé à Arafat, à ses amis, à ses représentants, à ses thuriféraires, à ses alliés ? On a voulu dialoguer avec ceux qui n’ont jamais utiliser le dialogue qu’à la manière d’une arme. On n’a pas compris que chaque atome de légitimité qu’on croyait pouvoir concéder à la machine de guerre palestinienne, dans l’absurde espoir de la transformer en partenaire pour la paix, c’était autant de légitimité qu’on retirait à Israël et au sionisme.
© Michel Gurfinkiel, 2001