Michel Gurfinkiel

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La Flotte blanche de la mer Noire

L’escadre impériale russe de Sébastopol ne s’est jamais soumise aux bolcheviques. En 1921, elle cingle vers Bizerte, la base navale française de Tunisie…

 

 

Dans notre imaginaire, la mer Noire est rouge. Il y a d’abord le film de Sergueï Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, réalisé en 1925 et sorti en 1926, qui relate la mutinerie d’un navire de la Flotte impériale russe au large d’Odessa, vingt ans plus tôt. Ce film, qui multipliait les innovations en matière de prise de vue ou de montage, et qui présentait de manière explicite de nombreuses scènes de violence, n’obtint qu’un succès mitigé dans le public auquel il était destiné : les « masses laborieuses » de Russie soviétique. Mais Staline ne le détesta pas, ce qui ne fut pas sans conséquence sur la carrière ultérieure de l’auteur. Et surtout, il fut considéré à l’étranger comme un chef d’œuvre absolu, aussi bien par Charlie Chaplin, Douglas Fairbanks et Mary Pickford, qui firent inviter Eisenstein à Hollywood, que par le futur ministre nazi de la Propagande, Joseph Goebbels, qui estima que « c’était un film sans égal », qu’on ne pouvait regarder « sans devenir immédiatement bolchevique ».

 

En France, le mythe du vaisseau rebelle fut ravivé dans les années 1960 par Jean Ferrat, qui lui consacra l’une de ses plus célèbres chansons, Potemkine : une oeuvre qui pouvait être entendue à la fois comme une ode à la Révolution et un éloge de toutes les marines de guerre. Mais il s’entrecroisa avec un autre mythe : celui des « mutins français de 1919 ». A la suite de l’armistice, les Alliés avaient envoyé des escadres en mer Noire, pour veiller à l’évacuation des forces allemandes et empêcher la progression des bolcheviques. Mal menée, mal conçue, l’expédition provoqua des remous parmi les matelots : des drapeaux rouges furent parfois hissés. Il y eut aussi des grèves de solidarité dans les ports et arsenaux français. Deux des meneurs, Charles Tillon et André Marty, devaient adhérer au parti communiste et présenter ces mouvements comment une « insurrection ». Une légende que le parti, ses compagnons de route et même les hérétiques trotskystes entretinrent pieusement par la suite.

 

Ces mutineries, tant russes que françaises, ont bien eu lieu. Le phénomène est fréquent dans toutes les marines, en raison inverse de la discipline qui y est imposée. Mais elles n’ont pas eu l’ampleur qu’on leur prête. Et dans le cas de la Flotte impériale russe de la mer Noire, on peut même parler d’une mystification. Loin d’avoir embrassé la Révolution, cette Flotte est restée fidèle jusqu’au bout à la Russie traditionnelle et, plutôt que de se rendre aux Rouges à l’issue de la guerre civile, a préféré prendre le large en 1920, vers un lointain exil…

 

C’est en 1696 que la Russie atteint pour la première fois la mer Noire, ou plus exactement son tributaire la mer d’Azov, un bassin de quelque 40 000 kilomètres carrés qui ne communique avec elle que par l’étroit détroit de Kertch. Le tsar Pierre le Grand, qui a fait des « mers chaudes » l’un des objectifs stratégiques de son Empire, la ravit aux Turcs pendant quinze ans, avant de la leur restituer en 1711. Ses successeurs reconquièrent la mer d’Azov en 1737, puis étendent leur domination sur toute la rive nord de la mer Noire sous Catherine II, entre 1768 et 1792. Deux ports sont créés : Sébastopol en Crimée pour la flotte de guerre et Odessa, près de l’embouchure du Bug et du Dniestr, pour la marine marchande.

 

En 1853, pendant la guerre de Crimée, la flotte russe de la mer Noire se saborde à Sébastopol plutôt que de tomber aux mains des Français et des Britanniques. Reconstituée dans la seconde moitié du XIXe siècle, elle bénéficie, après la défaite russe devant le Japon en 1905, d’un plan de réarmement naval accéléré. En 1914, quand éclate la Première Guerre mondiale, elle compte près de quatre-vingt bâtiments de toutes classes, la plupart de facture récente : cuirassés, frégates, destroyers, sous-marins. Une force formidable qui, pendant deux ans et demi, surclasse une marine ottomane elle-même modernisée et encadrée par les Allemands. Et qui, sous commandement du contre-amiral Alexandre Koltchak, en poste entre l’été 1916 et le printemps 1917, parvient à bloquer complètement les côtes ottomanes et bulgares.

 

La révolution, en mars 1917, condamne la Flotte de la Mer Noire à l’inaction. En janvier 1918, quand Lénine signe le traité de Brest-Litovsk avec l’Allemagne, son destin est plus incertain encore : va-t-elle tomber aux mains des Empires centraux, d’une Ukraine soudain séparée de la Russie, des Rouges ? A la fin de l’année, l’horizon semble s’éclaircir. Les Alliés ont finalement gagné la guerre et décident en outre d’intervenir dans l’ex-Empire russe aux côtés des forces antibolcheviques.

 

En Pologne, en Finlande et dans les pays baltes, cette intervention est un succès : peu de problèmes logistiques en raison de la proximité géographique, des gouvernements indépendants qui bénéficient d’un large soutien populaire. Il en va autrement en Sibérie, en Ukraine, dans le Caucase : l’acheminement des troupes et des matériels alliés est difficile ; les militaires russes antibolcheviques – les Blancs -, décidés à restaurer l’Empire sous une forme monarchique ou autoritaire, s’opposent à la fois aux mouvements nationalistes locaux et aux milieux russes libéraux. Ils recourent parfois, pour asseoir leur autorité, aux mêmes méthodes de terreur aveugle que les bolcheviks, notamment en tolérant ou encourageant des pogroms. Cela suscite un retournement de la presse occidentale, a priori favorable à leur cause. Winston Churchill, l’un des principaux soutiens des Blancs au parlement britannique, leur fait savoir :  « Ma tâche… va être infiniment plus difficile si nous continuons à recevoir des plaintes dûment vérifiées… provenant des zones contrôlées par vos armées ». (1)

 

Pendant un bref moment, au printemps 1919, les Blancs semblent cependant être sur le point de l’emporter. L’amiral Koltchak, exilé aux Etats-Unis après la chute du tsar, a pris le commandement des forces rebelles en Sibérie : il menace l’Oural. En Ukraine, les généraux Anton Denikine et Piotr Wrangel contrôlent l’Ukraine, la Crimée, une partie de la Russie du Sud. Mais les deux armées blanches ne parviennent pas à se rejoindre. Et une offensive de Wrangel en direction de Moscou échoue en août 1919.

 

Les Rouges reprennent peu à peu l’avantage. Les Alliés, lassés, se retirent ; et sans leur aide, les Blancs ne peuvent plus résister. Koltchak, fait prisonnier à Irkoutsk en janvier 1920, est condamné à mort et exécuté, bien que Lénine et Trotsky, qui respectaient son talent militaire et espéraient son ralliement, aient télégraphié de l’épargner. Denikine démissionne en février 1920 et se réfugie à Constantinople, alors sous occupation alliée. Wrangel, qui a regroupé ses dernières troupes en Crimée, décide en novembre 1920 une évacuation générale. Par mer.

 

Car la Flotte russe de la mer Noire est toujours là. Quelques bâtiments se sont ralliés aux Rouges, d’autres ont été sabotés ou coulés. Mais près de la moitié du dispositif de 1914 est intact, sous le commandement des amiraux Mikhaïl Kedrov et Mikhaïl Berens, et bat toujours le pavillon tsariste. Wrangel mobilise en outre tous les vaisseaux civils de Crimée et des alentours, du cargo à la chaloupe, russes ou étrangers : réunissant, au total, pas moins de cent vingt-six bâtiments. Il embarque 145 000 personnes : principalement des militaires, mais aussi plusieurs milliers de civils.

 

La « flotte Wrangel » traverse la mer Noire en quelques jours : la plupart des passagers débarquent à Constantinople, et les vaisseaux civils sont restitués à leurs propriétaires. Quant aux navires de guerre, ils se placent sous la sauvegarde de la flotte française de Méditerranée et de mer Noire, qui les conduit, en février 1921, à la base de Bizerte, en Tunisie. Les soldats et civils restés à bord sont autorisés à gagner la France métropolitaine, où ils rejoignent une communauté russe exilée déjà importante. Beaucoup d’entre eux mèneront, jusque dans les années 1960, une vie de « perdants magnifiques » : chauffeurs de taxis, gardes du corps, maitres d’hôtel.

 

En 1924, la France se résout à reconnaître le gouvernement soviétique. Ce qui implique la restitution de la Flotte de la mer Noire. Mais les experts que Moscou dépêche à Bizerte constatent que les bâtiments désarmés et consignés près de quatre ans plus tôt n’ont pas été entretenus et que leur remise en état couterait trop cher. Les navires sont démontés un à un, et leurs matériaux vendus au poids.

 

Wrangel séjourne d’abord à Constantinople, puis à Belgrade, avant de s’installer à Bruxelles où il obtient un emploi d’ingénieur. Il rédige ses mémoires, qui seront publiés dans la presse russe émigrée. Le 25 avril 1928, il meurt subitement. La rumeur veut qu’il ait été empoisonné par un domestique infiltré par la Guépéou.

 

Quelque cent cinquante mille Blancs avaient refusé de s’embarquer avec Wrangel en 1920. Un grand nombre d’entre eux seront massacrés : certaines sources parlent de quarante mille morts, d’autre de cent mille.

 

Notes

(1)    Les pogroms des années 1919-1922 ont probablement fait cent cinquante mille victimes. La plupart des exactions antijuives – plus de 50 % – semblent avoir été commises par des cosaques servant aussi bien dans les forces blanches que dans l’Armée rouge, et par des miliciens ukrainiens.

 

Fondateur et président du Colloquium Jean Bodin, Michel Gurfinkiel est Ginsberg-Ingerman Fellow au Middle East Forum.

 

© Michel Gurfinkiel et Valeurs Actuelles, 2019

 

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