Michel Gurfinkiel

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Turquie/ La grande purge

 

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Dernier bastion du kémalisme, l’armée turque est épurée par les islamistes. La question du maintien d’Ankara au sein de l’Otan est posée











C'est peut-être sur l'Anit Kebir, l'acropole d'Ankara, que l'on saisit le mieux les contradictions et les drames de la Turquie actuelle. Le fondateur de la République, Kemal Atatürk (« le père des Turcs »), y est enterré, dans un mausolée dont Jacques Benoist-Méchin, son premier biographe français, disait que c'était « l'un des plus beaux monuments du monde », mais où le voyageur d'aujourd'hui voit plutôt un Temple de l'Irréel, un Parthénon revu et corrigé par Speer et Chirico. Précédé d'allées dallées sur lesquelles veillent des lions hittites, ouvrant sur un parvis démesuré, le bâtiment n'évoque en rien l'Orient ou la Méditerranée ; en le visitant, on songe plutôt à l'Eurasie, aux espaces vides, battus par les vents, dont les Turcs actuels sont venus par vagues successives aux environs de l'an mil. En cela, il ne fait d'ailleurs qu'exprimer fidèlement la pensée politique d'Atatürk. Ce dernier, persuadé que son pays ne survivrait qu'en se transformant en Etat-nation laïque de type européen, voulait gommer  quelques siècles d'empire et d'islam, ce qui supposait de se tourner vers un passé plus ancien, fût-il à moitié imaginaire…

 

Mais la réalité se venge toujours des rêves et des utopies. L'Anit Kebir a été bâti à la fin des années 1940 et au début des années 1950, alors que la Turquie comptait vingt millions d'habitants, et Ankara, moins de trois cent mille. Aujourd'hui, la population turque a presque quadruplé : elle atteint soixante-treize millions d'habitants. Et celle de la capitale a été multipliée par plus de quinze, pour atteindre plus de cinq millions d'âmes. Cette poussée démographique a pu apparaître, dans un premier temps, comme une preuve de vitalité, et donc une justification supplémentaire de l'œuvre d'Atatürk ou de ses successeurs. Mais à terme, elle s’est exercée au profit d’une « Turquie profonde », archaïque, islamique, qui a peu à peu submergé la Turquie européanisée. On s’en rend compte de façon très physique quand on parcourt l’acropole ankariote. Le bruit trivial de la circulation automobile parvient jusqu'au Saint des Saints, la cella où repose le premier président. L'horizon, autour du parvis, est désormais barré de tours d’habitation ou de bureaux. Mais surtout, une énorme mosquée de facture néo-ottomane, toute en coupoles et en minarets, a été construite en face du mausolée dans les années 1990, quand la capitale a élu pour la première fois un maire islamiste. Ce bâtiment, par sa masse, son style, réduit à néant le « paysage symbolique » que les kémalistes avaient soigneusement mis en scène.

 

Pendant un demi-siècle, l’héritage laïque et eurotrope d’Atatürk avait été préservé par l’armée. Une démocratie multipartite avait été mise en place en 1950. Mais dès que cette dernière donnait le pouvoir à des islamistes avoués ou déguisés, un coup d’Etat, ou une menace de coup d’Etat, remettait les choses en place. Ce système a même été institutionnalisé dans la constitution de 1982, toujours en vigueur : un Conseil national de sécurité, émanant des forces armées, y est investi d’un large pouvoir de contrôle. Mais à la longue, il ne pouvait que perdre de sa crédibilité. La dernière fois que l’armée est intervenue pour faire tomber un gouvernement, c’était en 1997, pour se débarrasser d’un premier ministre islamofasciste, Necmetin Erbakan. En 2002, quand le parti « islamiste-démocrate » AKP, dirigé par Recep Tayyip Erdogan – un disciple quelque peu rebelle d’Erbakan -, a obtenu la majorité absolue au parlement, les militaires n’ont plus osé s’interposer. Et depuis la seconde victoire électorale de l’AKP, en 2007, ce sont au contraire les islamistes qui ont entrepris de mettre l’armée au pas.

 

Ils ont d’abord accusé un petit groupe de généraux connus pour leurs idées ultra-nationalistes, mais aussi des intellectuels et des hommes politiques laïques situés plutôt à gauche, d’avoir mis sur pied une société secrète, l’Ergenekon (« Les Fils du Loup ») en vue d’un nouveau coup d’Etat. De nouvelles accusations ont culminé avec la mise en cause, le mois dernier, de quarante-neuf chefs militaires de haut rang. Ils auraient planifié « l’opération Balyoz » (« Massue ») : des attentats contre des mosquées, d’autres lieux publics et la flotte de la mer Egée, qui auraient justifié l’instauration de l’état d’urgence (un schéma relevant de ce que l’on appelle la « stratégie de la tension »). Au total, plus d’un millier de personnes ont été interrogées dans le cadre de ces procédures. Près de trois cents ont été arrêtées, dont deux cents militaires. Et la carrière de plusieurs milliers de personnes supplémentaires, considérées comme suspectes en raison d’une proximité professionnelle ou amicale avec les inculpés, est bloquée, au moins momentanément. C’est bien une purge générale de l’état-major et de l’élite politique et médiatique qui est en cours. Et le remplacement accéléré d’une génération de chefs militaires et de décideurs fidèle à la laïcité par une autre génération, éduquée dans un climat plus favorable à l’islam.

 

L’armée turque traditionnelle – quelque jugement que l’on porte sur elle – misait sur des liens étroits avec les Etats-Unis, l’Europe et Israël. Une armée refaçonnée par l’AKP se prépare à de nouvelles alliances : avec l’Iran, la Syrie, les Palestiniens, mais aussi la Russie ou la Chine. Ce n’est plus l’entrée éventuelle de la Turquie dans l’Union européenne qui fait problème : mais le maintien de ce pays au sein de l’Otan.

 

© Michel Gurfinkiel, 2010.

 

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